Pierre Jourde, Portrait des mouches.Sur Les Songes drolatiques de Pantagruel, L’Archange Minotaure, 2007, 206 pages, 16,50 €
ISBN : 978-2-35463-000-3
À une époque où triomphent le politiquement correct ainsi que l’imagerie médiatique et informatique, Pierre Jourde a raison de souligner à quel point peut paraître exotique et fascinante l' »époque-monstre » que constituent la Renaissance et le Baroque, où, comme « il existait encore ce que l’on appelle corps et ce que l’on appelle peuple », on se repaissait autant de crotesques et de drolleries que « d’une érudition brute, énorme, indigeste », on « ne craignait pas d’être de mauvais goût », « la langue conservait ses bigarrures et ses aberrations », « le peuple et le corps n’étaient pas exclus du texte » (20-21).
Aussi faut-il saluer le projet de L’Archange Minotaure : donner à voir Les Songes drolatiques de Pantagruel dans la première édition, établie en 1565 par Richard Breton, et donner à lire en même temps les subtils commentaires de Pierre Jourde. Lequel refuse de réduire ces « 120 gravures étranges et monstrueuses » faussement attribuées à Rabelais, et dont l’auteur reste donc anonyme, à un décodage systématique selon les clés politiques et religieuses : « La politique et la religion ne sont pas absentes (…) des Songes drolatiques, mais il faut se forcer pour y voir des allégories transparentes, un système de signes bien déchiffrable. Leur présence tient plutôt de l’allusion, du jeu, de l’accessoire. La fantaisie, ici, excède de très loin les besoins d’une éventuelle satire, et c’est elle qui frappe et réjouit d’abord. Le plaisir vient de cette gratuité. Ces créatures ne paraissent pas obéir à un sens contraint. Elles sont issues d’un inépuisable réservoir des formes. Leur insignifiance fait leur force » (28-29). Et le critique de mettre d’emblée l’accent sur l’ambivalence de ces formes tératographiques : ayant pour emblème le couple antinomique Eros / Thanatos, elles célèbrent la puissance, la surabondance vitale, tout en faisant ressortir notre part de monstruosité. D’où leur impact sur l’art de cette « époque-monstre » (Callot par exemple), mais également, ce que ne mentionne pas Pierre Jourde, sur l’art moderne. Il est dommage en effet que ne soient pas évoquées les vingt-cinq illustrations de ces Songes que réalise, entre 1971 et 1973, le peintre surréaliste qui déclare : « toute illumination en moi naît et se propage à travers les viscères » ; ces oeuvres fantasmagoriques proviennent de ce que Dali appelait « les images du pré-sommeil », « l’onirisme expérimental », « les images de l’irrationalité concrète » (on pourra comparer ici la gravure L et le « Phallus familier » de Dali).
Mais de quoi est-il question exactement dans ce Portrait des mouches ? De ces « bêtes microscopiques » associées à la pourriture dont la généalogie remonte à Pantagruel. Dans ces mouches qui, issues d’une double tradition, à la fois savante et populaire, font songer à Bosch et Breughel, Pierre Jourde voit une représentation symbolique de la parole originelle et parodique de la mélancolie. Notre fascination est celle de l’enfant pour toute collection, notre passion semblable au « rêve enfantin de la consistance ontologique » (46). Cette tentation d’être en-soi-pour-soi est liée au mode d’être de ces figures innommables qui ressortissent et au pâteux et au bidule, puisque oscillant « entre les pôles de l’insignifiant et de l’inouï » (47). En fait, les Songes nous plongent dans un enfer où « le bien est l’autre face du mal, le vide de la plénitude, la truculence de l’angoisse » (64). Ce lieu où s’opère la réversibilité des contraires est précisément celui de la monstruosité : lieu de tensions entre dedans et dehors, surface et profondeur, décoratif et représentatif, sens et non-sens, forme et informe, humanité et animalité, charnel et spirituel, matière indifférenciée et singularité ontologique. Rien d’étonnant à cela, dans la mesure où, comme l’a démontré Murielle Gagnebin dans Fascination de la laideur. L’en-deçà psychanalytique du laid (Champ Vallon, 1994) – que Pierre Jourde ne cite pas -, l’hybridité est l’essence même du monstre et du monstrueux.
S’il y a « cuisine carnavalesque » et présence des quatre éléments fondamentaux du corps grotesque (bouche, ventre, phallus et cul), nous sommes bel et bien dans le monstrueux car, loin de partager la générosité et l’ouverture de l’humanité rabelaisienne ou breughélienne, ces horribles créatures vivent en circuit clos, dans l’autoconsommation et l’autojouissance. Faut-il pour autant emboîter indirectement le pas à Bakhtine en constatant l’impossibilité du grotesque aujourd’hui du fait même de l’individualisme moderne, de la « collusion profonde », dans la littérature et l’art contemporains, entre « complaisance excrémentielle » et « obsession bureaucratique de l’ordre, de la propreté » (72) ? Certes, depuis l’épuration classique, la France a tourné le dos au carnavalesque et « un créateur chez qui le rire serait indissociable d’une recherche artistique est devenu presque incompréhensible » (p. 74). Mais n’y a-t-il absolument aucun équivalent littéraire actuel des Songes drolatiques de Pantagruel ? Outre le fait que la monstruosité est l’un des thèmes essentiels de Festins secrets, roman que Pierre Jourde lui-même a publié en 2005 aux regrettées éditions L’Esprit des péninsules, l’esthétique décrite comme souhaitable correspond étrangement à celle de Novarina, auquel le critique-écrivain a consacré plusieurs études (1) : « un art à la fois bouffon et inquiétant, tendre et violent, ironique et débridé, mélancolique et truculent, saugrenu et sérieux » (p. 71). Au reste, de Jarry à Novarina, en passant par Prigent ou Durif, le renouveau carnavalesque s’est dépouillé de la foi humaniste pour concentrer sa force régénératrice dans une langue qui dé-figure les formes et les conceptions établies. Enfin, comme j’ai eu l’occasion de l’analyser ici ou ailleurs, la dimension tératographique est présente dans quelques-unes des écritures les plus intéressantes d’aujourd’hui, qu’elles soient carnavalesques ou non : Prigent, Desportes, Boisnard…
(1) Cf. Pierre Jourde, La Littérature sans estomac, L’Esprit des péninsules, 2002, pp. 247-272 ; « La Pantalonnade de Novarina », Europe, n° 880-881, août-septembre 2002, pp. 15-25 ; La Voix de Valère Novarina (dir. ouvrage collectif), L’Harmattan, 2004.