Alexander Dickow, Laurent Fourcaut et Gaëlle Théval nous offrent d’intéressantes réflexions sur la révolution poétique à l’œuvre depuis un siècle : dépersonnalisation, polyphonie et art du ready-made.
► Je est un autre : Alexander Dickow, Le Poète innombrable : Cendrars, Apollinaire, Jacob, Hermann, été 2015, 394 pages, 35 €, ISBN : 978-2-7056-8995-7. / Laurent Fourcaut, Alcools de Guillaume Apollinaire : je est plein d’autres, remembrement et polyphonie, éditions Calliopées, novembre 2015, 144 pages, 15,60 €, ISBN : 978-2-916608-62-4.
La thèse que publie le jeune poète américain Alexander Dickow – dont nous avions signalé dès sa sortie le premier texte publié en 2008, Caramboles – part d’un constat, la multiplication d’autoportraits poétiques parus entre 1900 et 1920 ; avec les trois auteurs étudiés, ce fait devient paradoxal dans la mesure où cette surpersonnalisation tranche avec ce qui caractérise désormais la figure du poète : la dépersonnalisation. Aussi le chercheur va-t-il d’abord étudier les mises en scène de soi chez ces trois figures majeures que sont Cendrars, Apollinaire et Jacob, avant de se pencher plus précisément sur leur art de la composition et leurs "parcours initiatiques" (les "récits du devenir-poète") ; les deux derniers chapitres, qui croisent la perspective sociologique mais sans s’y arrêter, portent sur les mises en scène de soi et du nous dans les revues (Les Soirées de Paris, Montjoie !, Nord-Sud, Mercure de France, Sic, L’Elan, Lettres modernes, Les Hommes Nouveaux, La Phalange, etc.) et sur l’originalité des positionnements dans l’espace des possibles contemporain. L’analyse des postures s’avère particulièrement passionnante : en cette période de crise des valeurs qui n’épargne pas l’art, les rapports au personnage de Fantômas permettent d’opposer celle d’Apollinaire (fédérateur) à celle des deux autres poètes (francs-tireurs) ; en revanche, tous trois adoptent une attitude paradoxale vis-à-vis des normes esthétiques dominantes, de sorte que Cendrars est qualifié de "sacré iconoclaste", Apollinaire de "romantique moderne" et Jacob de "néoclassique". Ainsi, vu qu’il n’y a pas plus d’"idéal littéraire" (Apollinaire) que de "nonconformisme absolu" (Breton), et que "la décomposition n’est pas une position" (Jacob), à la subversion ambiante préfèrent-ils la confusion ou l’indétermination normative.
De même, à sa façon, Laurent Fourcaut établit un parallèle entre identité problématique et polyphonie poétique : l’intérêt de cette monographie consacrée à Alcools (1913) réside dans sa dimension synthétique comme dans ses analyses fouillées des textes.
► Gaëlle Théval, Poésies ready-made, L’Harmattan, automne 2015, 288 pages, 28,50 €, ISBN : 978-2-343-06944-9.
Si les deux premiers volumes évoquent en passant l’art du ready-made en poésie, en voici un dont c’est précisément le sujet, puisqu’il fallait combler un manque : "Cette absence apparente de résonance du ready-made à l’intérieur du champ poétique semble d’autant plus surprenante que le XXe siècle est précisément celui de l’ouverture des frontières entre les arts" (p. 11). Comment expliquer un tel vide ? C’est que le ready-made poétique n’entre pas dans le cadre de l’analyse poétique traditionnelle, qui se concentre sur les caractéristiques thématiques et formelles, le lyrisme en vers ou la poéticité. Il faut attendre 2009 pour une étude critique (Nicolas Tardy, Ready-made textuels, HEAD) ; au tournant du XXe et du XXIe siècle, il était entré dans le champ poétique grâce à un numéro de la revue Action poétique intitulé "Poésie (&) ready-made" (n° 158, 2000).
Mais qu’est-ce qu’un ready-made poétique ? Ni tout à fait un collage, ni tout à fait un plagiat : c’est un emprunt matériel (poèmes objets), visuel ou sonore, un document poétique – au sens où l’entend Franck Leibovici de technologie intellectuelle qui retraite et reconfigure des représentations médiatiques usées. Se fondant sur une démarche intermédiale – puisqu’elle passe du champ des arts plastiques à celui de la poésie -, Gaëlle Théval analyse finement les pratiques les plus variées, du dadaïsme et du surréalisme aux poètes contemporains (Bory, Cadiot, Espitallier, Michot, Molnar, D. Roche, Sivan, Suel…) : détournements surréalistes et situationnistes, cut ups divers, poèmes trouvés de Kolàr, biopsies de Heidsieck, poèmes métaphysiques de Blaine, événements de Chaton…
Dialogue avec Alexander Dickow
AD. La tournure à propos de la "dépersonnalisation" me paraît légèrement différente de ce que j’entendais dans l’introduction : à mon sens, la dépersonnalisation n’a jamais été dominante du tout dans le champ littéraire ; les dimensions de Flaubert et Mallarmé font largement illusion, et à vrai dire, ceux qui travaillent sur la période dite moderniste ne croient plus vraiment à Friedrich (s’ils y ont jamais vraiment cru). Je pense que le champ a été de tout temps beaucoup plus pluraliste que ne le suggère Friedrich, et la dépersonnalisation elle-même ne date pas de Flaubert ou Mallarmé. Ce sont là deux "options" parmi d’autres, si tu veux. Je soupçonne que tu partages d’ailleurs mon point de vue, mais la tournure de ta réflexion me paraît suggérer, peut-être même malgré toi, que la dépersonnalisation a été un moment dominante. Peut-être ai-je laissé quelque bévue dans le texte qui suggère ce point de vue erroné ; d’ailleurs, cette intro a un peu évolué depuis la thèse.
FT. Tu as raison de souligner ce point : j’ai d’ailleurs corrigé la formulation afin de mettre en évidence ce qui devient paradoxal uniquement pour ces trois figures poétiques.
AD. Le deuxième point, c’est l’expression "sans s’y arrêter" à propos de la sociologie littéraire, qui me paraît un peu discutable ; si je ne consacre que quelques pages à l’abord technique des concepts de "réseau" et de "champ", un des lecteurs de la thèse affirmait que le chapitre dans son ensemble finissait par démolir Bourdieu. Sans prétendre à cela, je pense que c’est vrai que le travail est imprégné de la sociologie littéraire, même s’il la tient en quelque sorte à distance. Tu sembles le reconnaître dans ta remarque sur l’importance des "postures", d’ailleurs, qui est un concept directement venu de J. Meizoz, qui fait de la sociologie littéraire assez proche de ma démarche, c’est-à-dire nourrie des textes littéraires eux-mêmes davantage que des interactions entre individus.
FT. Si tu le permets, je dirai plutôt que tu t’inscris dans le prolongement de Bourdieu et de Meizoz, mais que ta démarche se caractérise par une certaine indétermination : le lecteur ne perçoit pas distinctement l’articulation entre les trois pages théoriques et les études érudites qui suivent, fort intéressantes au demeurant. L’expression "sans s’y arrêter" désigne cette indécision théorique ou ce manque de continuité méthodologique : ton cadre est la sociopoétique, mais tu l’oublies assez rapidement – ce qui, diront les sceptiques, a au moins le mérite d’éviter tout systématisme.
Quoi qu’il en soit, je tiens à te remercier pour ce dialogue libr&critique.
AD. Je pense que je dois assumer – jusqu’à un certain point – cette indétermination théorique à l’égard de la sociologie littéraire, dans la mesure précisément où je me méfie de la logique totalisante tout à fait assumée par Bourdieu, que j’admire pourtant. C’est sans doute l’une des implications du "polar herméneutique" consacré à Fantômas, car un réseau concerne des interactions locales, non totalisables, et l’articulation de ce concept est pour moi un genre de geste sceptique. Mais comme tu l’as bien vu, les théories du réseau se situent bel et bien dans le prolongement de Bourdieu, quand bien même elles seraient construites "contre" lui. Meizoz, en revanche, assume tout à fait sa dette par rapport à Bourdieu et Alain Viala, qui lui ont permis de pousser plus loin son enquête passionnante.