Pulsion lumière, Patrick Bouvet, éditions de l’Olivier, 2012, 107 p., 12€.
Un certain nombre de textes inaugure autrement ce que l’on pourrait appeler une nouvelle forme d’engagement. L’engagement, la littérature engagée, est souvent pensé — en contradiction d’ailleurs en partie avec ce qu’écrit Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? dans lequel il définit ce qu’est l’écriture/écrivain engagé — comme la nécessité pour l’écrivain de prendre explicitement dans son oeuvre un parti pris. Vision naïve, qui le plus souvent conduit à la simple dénonciation idéologique, à une forme de logorrhée plus ou moins digeste, il n’y aurait là qu’à voir certains moments d’errance littératerre-à-terre de tels contemporains. Il me semble qu’avec ce qu’ont ouvert pour une part les objectivistes américains, tel Reznikoff dans Holocauste, une autre forme d’engagement peut être mis en lumière.
En effet, si on reprend ce que dit Reznikoff de sa propre démarche, à savoir : "Par le terme "objectiviste", je pense que l’on veut parler d’un auteur qui ne décrit pas directement ses émotions mais ce qu’il voit et ce qu’il entend, qui s’en tient presque au témoignage de tribunal", une autre logique de l’engagement apparaît. Non plus la diatribe subjective prenant parti, mais un engagement dans le réel phénoménal d’un événement et sa phénoménologisation poétique dans le dispositif, dans le re-montage de ses segments signifiants. Engagement sans trace d’opinion, engagement qui plonge dans la chair d’une réalité afin d’en montrer mécaniquement les rouages.
Ce type de démarche, qui neutralise le pathos d’écriture, si en effet il ne donne pas la possibilité de la revendication et de ses horizons, pour le moins par sa capacité critique, de déconstruction ouvre à un ordre esthético-cognitif qui nous immergeant dans une réalité, en suspens l’efficacité hypnotique et haptique pour nous permettre d’en saisir les logiques internes selon une production poético-cognitive. Alors que la littérature engagée idéologisée est dominée par l’intentionnalité de la logique de parti, et donc une assomption politique, celle que nous tentons ici de définir, en retrait par rapport à ce but est d’abord là comme outil de perception de compréhension de la réalité, et semble donc caractérisée par une intentionnalité épistémique. À mon sens, nous retrouvons cela actuellement aussi bien avec le territoire que défend les éditions Questions théoriques, que chez des poètes comme Franck Smith, que ce type d’engagement a conduit à certaines oppositions de la part d’institutions.
Patrick Bouvet de même m’apparaît se situer dans une telle démarche, même s’il se tient à l’écart de l’objectivisme, au sens où il ne travaille pas spécifiquement et seulement avec des énoncés qu’il détacherait de leur contexte tant bien même il travaille sur le sampling et le cut-up, mais il crée une langue, sa langue dans un engagement de ce type. Comme je l’écrivais, il y a quelques années à partir de Open Space, et revenant à Shot, son travail se donne comme une tentative documentaire et critique de mécanismes situationnels médiatiques (photographie de guerre, impératifs sécuritaires, dispositif idéologique du travail). Dans Pulsion lumière, comme dans Shot, il déconstruit avec minutie les images, il les déconstruit par plan, par séquence, par leur répétition. Par plan, c’est-à-dire par la différenciation des degrés distincts de réalités qui se donnent en bloc. Avec Pulsion lumière, nous sommes dans l’héritage de la dissection cinématographique de Vertov et de L’homme à la caméra. Toutes les opérations de l’image qui déclenche la pulsion, sont exposées. Le titre une nouvelle fois n’est pas anecdotique, il est même l’horizon questionné de cette écriture-là. Comment le cinéma fonctionne-t-il ? Comment fonctionne l’adhésion du spectateur ?
Pulsion lumière met en dispositif plusieurs moments concernant une actrice : 1/ cérémonie de remise des prix; 2/ l’interprétation de l’actrice dans un film de guerre, catastrophe, d’épouvante avec des morts-vivant, 3/ les réactions du public, 4/ les retraitements numériques de l’actrice et des situations où elle est impliquée ("nous voulons que le public soit incapable de faire la différence entre les prises de vue réelles et les événements numériques qui y sont intégrés"(p.26). La force de ce texte est de monter (au sens d’un montage cinématographique) les différents plans de consistance de cette actrice et de la spectacularisation cinématographique et dès lors de faire comprendre comment, cette pulsion lumière du cinéma fonctionne. Dire que ce travail est un lointain écho de Vertov, c’est insister sur le fait que ce que fait Vertov est de l’ordre de la déconstruction de la magie cinématographique pour mettre en lumière en quel sens l’hypnotisme fonctionne.
Mais aussi ce qui caractérise ce travail poético-critique de Patrick Bouvet, c’est d’insister sur le fait que la pulsion impliquée pour le spectateur est liée à la synthèse de l’ensemble des dispositifs cinématographiques au niveau du visage de l’actrice : "le public ne sort plus de cet espace de souffrance et de désir qu’est son visage"(p.21). Le spectacle est personnifié dans l’actrice qui est elle-même le résultat numérique d’un processus 3D dans le film. C’est pourquoi, Patrick Bouvet peut écrire : "pulsions et surfaces tout s’ordonne dans une tension érotique vibrante" (p.60). Cette tension érotique vibrante est celle qui provoque lors cette qualification répétée dans l’ensemble du texte : le sentiment du "quasi religieux".
Le spectacle ainsi produit, selon la logique mécanique de la provocation de la pulsion tient sa finalité dans l’extase du public au niveau du religieux. Dès lors, apparaît que l’actrice s’incarne déesse, déesse de la guerre, selon un ordre de montage technique et cinématographique permettant sa transcendance fictionnelle, mais bien réelle au niveau du ressenti du public.