Sandra Moussempès, Acrobaties dessinées, éditions de l’Attente, juin 2012, 104 pages + CD : Beauty Sitcom (audio-poèmes), 14 €, ISBN : 978-2-36242-023-8.
"Une vie, même un extrait au ralenti de cette vie, peut-on en faire une histoire neuve" (p. 51).
"La poésie écrite par des gens qui ont vécu des abus ou des drames n’est pas la poésie écrite par des gens élevés dans la banalité et l’amour sain…" (p. 64).
Ce qui fonde, me semble-t-il, le projet de Sandra Moussempès dans ce nouveau livre succédant à Photogénie des ombres peintes (Flammarion, 2010), c’est en premier lieu le désir et la crainte d’affronter la prose, dont il est dit ironiquement qu’elle « demande du repos et peu d’invention » et qui, en un certain sens, est associée au déplaisir. Certes, dans le dispositif du texte, son usage est restreint à une douzaine de pages, mais celles-ci constituent véritablement la matrice du projet dont l’autre versant relève du genre ancien des Vies parallèles. Annoncé dès le prologue, il s’énonce ainsi : « 2 vies d’un coup, celle du mort et de la fille vivante ».
Ce mort, dont « l’Archive », y compris photographique, est exhumée dans le noir de « l’auto-interview », c’est Jacques Moussempès, dont la fille, s’inscrivant dans une tradition poétique bien représentée, érige ainsi pour la première fois de manière directe le Tombeau. Auteur de magnifiques, posthumes et confidentielles Lettres de commande… (Bibliothèque du Lion, 2002) qui le situent dans la lignée d’Artaud, Jacques Moussempès a laissé une trace bien vivante dans l’esprit de ses élèves auxquels il faisait lire, chose peu courante dans les années 70 – du moins au lycée d’Ivry -, Raymond Roussel. Ivry, également dernière demeure d’Artaud à la recherche de la tombe duquel Jacques Moussempès entraînait une cohorte d’adolescents fascinés dont nous fûmes.
Au détour d’une phrase, Sandra Moussempès nous apprend que son père avait acquis, puis revendu à Beaubourg, le dessin d’Artaud L’Exécration du Père-Mère. J’ai parlé de fascination ; à l’autre pôle, l’Archive remplit également une fonction d’exécration à l’égard de deux figures, dont « l’avidité matérielle et sociale n’avait aucune limite » : la mère et le second mari de celle-ci, éminence du sérail poétique français et monstre de vanité, au point d’exiger que les livres de sa belle-fille soient dissimulés à sa vue.
C’est ici l’occasion de rappeler que Sandra Moussempès est l’auteur d’une œuvre dont la subtilité, l’humour et la cohérence s’affirment encore une fois dans cet ouvrage, lequel pour renouveler partiellement sa forme comme on vient de le dire, n’en demeure pas moins fidèle aux grands thèmes des précédents : le jeu avec les stéréotypes du masculin et du féminin, l’évocation du Londres underground des années 90, la scène punk, sans oublier le cinéma dont il est frappant de constater l’omniprésence.
Tout un champ de références est ici sollicité, très large puisqu’il englobe aussi bien le chorégraphe provocateur V.A. Wölfl (dont une séquence du sidérant Das Lamm auf dem Berg Zion ouvre l’un des chapitres) que l’Inspecteur Derrick, lequel fait l’objet d’une inattendue et réjouissante méditation, ou encore Hope Sandoval, chanteuse du groupe Mazzy Star illustrant l’éternelle femme enfant et que Sandra Moussempès confronte à ses clones de 20 ans plus jeunes dans un espace-temps où les mythes de l’enfance s’hybrident aux formes sophistiquées de la scène « chic/intraveineuse » contemporaine, continuum au sein duquel les années passent « aussi rapidement qu’un simple détournement de paupières ».
S’il n’est pas question de déployer toutes les formes de l’imaginaire entrelacées dans ce livre très riche, je voudrais néanmoins insister sur ce qui me paraît le plus remarquable dans le travail de Sandra Moussempès, ce « script autour du féminin », jamais pesant ni démonstratif et encore moins militant.
Bien sûr, « la clientèle veut des filles romantiques » et cette dimension n’est pas absente, fût-ce sur un mode fortement parodique comme l’atteste la débauche d’accessoires, faux cils, « robe vintage années 70 rose et argentée » et autres perruques blondes associées à des sacs de skaï rose. Mais pour l’auteur dont on perçoit l’ambition de reconstituer « les mythes imbriqués dans l’esprit féminin », le script s’attache plutôt à rendre compte de formes « précocement non diagnostiquées », voire d’une indétermination totale : « étais-je certaine qu’il s’agissait d’une femme blonde et non d’un homme brun aux larges épaules ? »
Oscillant entre l’ostension d’une figure sacrificielle (le troisième chapitre s’intitule Iphigénie & Co) et un érotisme froid, jouant avec l’attirail de la séduction et les stéréotypes autour de la virilité (« je suis venue avec un skin tatoué immense et protecteur »), Sandra Moussempès se meut dans un univers de « très déchus anges » (Queneau) où les princesses, après avoir vu leur prince charmant se métamorphoser en « Barbe-bleue colérique », sont vouées aux « quarante-cinq années de mariage, [aux] chignons laqués puis [aux] détournements de fonds ».
De fil en aiguille, on finit par s’interroger sur « le statut des séductrices qui séduisent et des séductrices qui ne séduisent plus » pour conclure, comme l’héroïne du chapitre Hope anonymous, « je suis un Bossuet façonné en Lolita ».
Bossuet, l’auteur fétiche de Jacques Moussempès.
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Le CD joint au livre permet au lecteur d’entendre, littéralement, la voix de Sandra Moussempès et de replacer le texte dans le cadre des performances qui constituent une partie intégrante du travail de l’auteur – ainsi, récemment, au festival ActOral -, dotée d’une voix proche de celle de Liz Fraser (chanteuse du groupe Cocteau Twins). L’incarnation à laquelle donnent lieu l’enregistrement, ses simulacres et ses prestiges (distorsions, échos, etc.) va tout à fait dans le sens de la dimension corporelle/angélique qui caractérise la poésie (écrite) de Sandra Moussempès.
François Crosnier
© Photo de Sandra Moussempès à ActOral : A. Donadio.