L’époque est aux dystopies plutôt qu’aux utopies, qui ont un point commun, l’extrapolation : les caractéristiques de la société contemporaine sont empirées ou corrigées dans un ailleurs.
Parmi les dernières venues, Aux premières heures d’un jour nouveau de Serge Noël, Chaosmos de Christophe Carpentier et Le Projet Wolfli de Jérôme Bertin sont très différentes : si la première fait preuve d’une certaine inventivité verbale mais pèche par excès de romanesque, la seconde est une somme plus vertigineuse par sa construction et ses perspectives philosophiques que par sa performance stylistique ; quant à la dernière, c’est une fiction post-apocalyptique dont la forme oscille entre carnavalesque et expressionnisme.
Serge Noël, Aux premières heures d’un jour nouveau, éditions MaelstrÖm ReEvolution, Bruxelles, 4e trimestre 2013, 300 pages, 16 €, ISBN : 978-2-87505-159-2.
Dans ce roman tripartite – dont le titre est à l’image de la couverture : sirupeux et aguicheur ! -, nous sommes en 2098 dans l’associété, "un monde parfait" dans lequel la seule raison d’être est d’"amasser des crédits" : "La politique est là pour garantir à chacun le droit de chercher à concentrer pour son compte le plus de crédits possible, quels que soient les moyens employés" (p. 23). Là, tout est ordonné par l’État, au sommet duquel trône la figure virtuelle du Citoyen : la distribution de détriments et de psychotropes, la reproduction (les femmes n’existent que comme truchements reproductifs) et le plaisir (à coups de crédits, tout homme peut choisir son philosexe et ses divertissements sexuels), l’éducation (aux bons soins des éludateurs, des éducastreurs, des psychiastres et des médicastres), la gestion des quotislogans… Dans cette associété totalitaire, tout ne va évidemment pas pour le mieux dans le meilleur des mondes… Les privilèges des élites du Processus contrastent avec le sort réservé aux contrevenants : "Jeunes délinquants croupissant dans les taules, procédants à la merci d’un bouleversement technique, encadres pissant d’angoisse à l’idée d’être largués" (28)… Conformément à la tradition du genre, le récit se concentre sur un personnage à part, pour qui l’ennui est mère de toute survie : "La plupart des gens m’emmeldrent. Je ne leur trouve ni politique, ni art. Comment peut-on vivre sans politique, sans art ? De quoi ? Pour quoi faire ?" (119). Viendra l’envie, et derechef la rêvolution – via un détour par le Moyen-Âge… Ainsi s’accomplira la prédiction décrétée en 2002 par "un homosexuel vieillissant" qui connaissait la poésie du XXe siècle : "L’avenir de l’homme, c’est la femme"… Si l’avènement de l’associété passe par cette nouvelle Ève future, le salut du narrateur se réalisera par l’écriture comme le Montag de Fahrenheit 451 par la lecture.
Ce livre vaut surtout pour sa première partie – le reste se conformant parfois un peu trop aux seuils que constituent le titre et la couverture. Font mouche la critique du totalitarisme capitaliste comme la parodie des jeux télévisés : "Un générique sur une musique sirupeuse. Des chiffres s’affichent en jaune à côté des quatre noms. Les tétéspectateurs votent. La musique sourd doucement, la lumière se relève. Une autre pièce. Le même énorme godemiché. Quatre autres jeunes gens nus qui s’évertuent à gagner le droit de repasser la semaine prochaine. Le super vainqueur, l’enculé de première classe, […] gagnera la gloire et la richesse, une caresse du Citoyen, une villa sur la côte et un portefeuille d’actionnaire" (44). Reste l’interrogation politique qu’il suscite : en un temps où triomphent les pouvoirs bio-technologiques et économico-financiers, le totalitarisme d’état doit-il encore être considéré comme le plus menaçant ? comme le plus envisageable ?