[lire la présentation générale]
L’un et l’autre, la collection dirigée par J.B Pontalis, propose la rencontre, toujours déjà effectuée par ailleurs, entre un auteur et « son héros secret ». Rencontre : à savoir non pas récit sur celui qui est en mémoire sur la scène de la pensée de l’écrivain, non pas biographie, mais entrelacs du trajet de l’écrivain et de celui qui le hante, rencontre impossible que l’écriture permet. « Des vies, mais telles que la mémoire les invente, que notre imagination les recrée, qu’une passion les anime. Des récits subjectifs, à mille lieues de la biographie traditionnelle ».
Dominique Dussidour, nous fait rencontrer un trajet d’écriture qui s’attache à Munch, que si l’on connait par le cri [der Schrei] cependant a une peinture à l’inquiétante angoisse qui est bien plus large que cette peinture symbole pour les historiens de l’art. Ce que tente de donner à comprendre D. Dussidour, c’est en quel sens il y a eu peinture. À savoir la peinture comme un évènement pour Munch. En quel sens est née la peinture pour Edvard Munch. Le sous titre pourrait paraître trompeur : « Dans l’atelier d’Edvard Munch », car si en effet D. Dussidour s’intéresse bien à la peinture elle-même, aux multiples ateliers qu’il a eu, à la composition picturale, à cet expressionnisme qui caractérise la peinture de Munch, cependant ce qu’il veut montrer c’est ce que voit Munch, ce qu’aurait pu voir Munch : cet enfer de l’existence qui enveloppe en soi la mort, la décomposition, la maladie.
Nous pouvons parfaitement comprendre cela avec l »analyse qu »il fait de L’enfant malade. Si dans un premier temps D. Dussidour fait une analyse technique du tableau : nombre d’exemplaire existant, lithographies, versions et dates, premmiers lieux d’exposition, cependant, c’est pour s’en écarter, ou encore c’est pour percevoir au-delà des aspects visibles ce qui fait l’importance du tableau, ce qui fait que Munch puisse écrire : « La plupart des travaux qui ont suivi ont pris naissance de ce tableau ». Ce qu’il indique, ce n’est pas tant le problème clinique de la maladie, que la médiation picturale qui fait surgir la maladie. L’enfant malade déconcerta le public, car ce qui fut vu, n’était pas une mimésis du réel, pouvant ressembler comme le dit Hegel jusqu’à la nausée à un enfant réellement malade, mais le travail pictural à l’oeuvre de l’oeuvre, la main de Munch travaillant « dans des couleurs franches, une pâte épaisse qu’il a posée couche après couche ».
Ce que montre ainsi D. Dussidour, c’est le regard de Munch par la peinture, regard qu’il a sur le monde, de même que celui de Gauguin que l’on croise à plusieurs reprises. La suite des dates qui ponctuent l’existence du peintre et ceci bien au-delà de sa mort, vie à travers la peinture, n’est que points à partir desquels se déplie cette obsession du regard peignant le monde, la mort qui le hante, la douleur qu’il supporte. « On peindra des êtres vivants qui respirent, qui sentent, qui souffrent et qui aiment » (manifeste de St Cloud), « j’aime la vie, la vie même malade » écrit-il.
Donc c’est peu à peu, à travers son propre trajet que D. Dussidour nous donne accès à ce travail de peinture, et à ce qu’il renferme. Que cela soit à travers les rencontres que fit le peintre [celle avec Strindberg est un moment d’anthologie], ou bien que cela soit à travers les scandales que sa peinture provoqua, aussi bien en Allemagne qu’en Norvège, où, revenant exposer en 1895 à Christiana, une critique d’art peut écrire face au Cri — alors que la notoriété de Munch a déjà une carrure internationale, même si elle lui rapporte peu : « C’est soit un artiste halluciné, soit un mauvais plaisant qui se moque du public et se joue de la peinture comme de la vie humaine. Si seulement ses caricatures étaient drôles… Malheureusement, toutes ces plaisanteries sont lamentables et de fort mauvais goût, elles sont écoeurantes et donnent envie d’appeler la police ». D. Dussidour à de nombreux endroits donne même la parole à Munch, écrivant à la première personne, sans réelle ponctuation, imaginant ce qu’aurait pu être sa représentation de son existence, sa propre pensée.
L’ensemble du livre de D. Dussidour est en ce sens une réelle réussite, tout à la fois exigeant quant à sa composition, jouant des codes, des listes, mêlant les styles. Mais c’est surtout l’accès à Munch qui est ici essentiel, et qui va bien au-delà de toute biographie, nous en donnant une pensée vivante.