[Chronique] Sonia Chiambretto, Etat-civil, par Emmanuèle Jawad

[Chronique] Sonia Chiambretto, Etat-civil, par Emmanuèle Jawad

avril 23, 2015
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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[Chronique] Sonia Chiambretto, Etat-civil, par Emmanuèle Jawad

Sonia Chiambretto, État-civil, éditions Nous, coll. "grmx", avril 2015, 80 pages, 12 €, ISBN : 978-2-370840-11-0.

 

Questionnant remarquablement les rapports document/création, proximité/distance dans une visée descriptive et critique où le politique met en situation les points de vue d’une réalité sociale, Etat civil se compose de témoignages, de dialogues entre administrés et agent public issus des Bureaux Municipaux de Proximité à Marseille.

 

Ces bureaux permettent l’obtention de renseignements et l’accomplissement de démarches administratives. Ils font l’objet d’une liste en dernière partie du livre. L’objet des demandes mises en situation dans Etat civil se réfère à des contextes familiaux et sociaux complexes et souvent difficiles : certificat d’hérédité, passeport, carte d’identité, sortie de territoire, naturalisation, annulation de reconnaissance d’un enfant, demande de rectification du prénom et nom (inversion) où la fiction s’immisce dans les méandres administratifs (irruption de Walter Benjamin), carte électorale, changement d’adresse sur carte d’électeur, changement de nom dû à une reconnaissance tardive etc…

 

S’apparentant à ce qui pourrait être une succession de saynètes dans une approche théâtrale, les dialogues entre administrés et agent public sont introduits par une numérotation (suite numérique en ordre croissant supposée par ordre d’arrivée des demandeurs), des didascalies (indications vestimentaires), notations concernant sexe, âge approximatif éventuellement, mention de la filiation entre les personnes présentes où peuvent s’ajouter, au cours des dialogues ou les clôturant, des apartés (à part).

 

Si les difficultés concernant les situations familiales et sociales de référence restent prégnantes dans ces dialogues et si ces derniers apparaissent décalés, entre l’agent et l’administré, marqués par l’indifférence le plus souvent des représentations administratives, Etat civil parvient à faire émerger de cette matière sociale et humaine sombre une incroyable drôlerie dans ce décalage rendu entre les attentes des administrés et les propos émis par le représentant de l’administration et la mise en évidence d’une machinerie administrative jusqu’à l’absurde.

 

Ces dialogues laissent transparaître la dureté des situations sociales dans lesquelles se trouvent certains administrés. En émerge également, au regard de ces situations, le caractère froid d’une réponse donnée par l’agent public pris dans l’argumentaire administratif.

Ainsi L’AGENT PUBLIC. Je n’y suis pour rien, vous n’y êtes pour rien.

La carte est repartie le 2 février. Et quand un document repart, il

faut recommencer à zéro. Vous devrez patienter jusqu’à mi-avril.

LA FEMME. Je vais avoir de gros problèmes avec le juge.

L’AGENT PUBLIC. Je n’ai pas le temps Madame, j’ai du monde.

Ou encore une situation se rapportant à des personnes hébergées, risquant l’expulsion du territoire français.

 

Sonia Chiambretto, dans un travail s’attelant à rendre visible des réalités sociales, questionne la place de l’auteur dans un cadrage ici large, le champ d’observation et de restitution des échanges incluant ainsi les dialogues entre administrés et agent public ainsi que les commentaires éventuels de l’agent public sur une situation donnée, exprimée frontalement à l’administré ou sous forme d’un aparté, d’un commentaire à part :

« Pourquoi venir à tout prix en France, alors que son mari a une bonne situation là-bas ? » ou, à part, « Mayotte, Comores, je ne me risque pas. Ils se prêtent les enfants », ou encore, à part toujours, «  Lui, il n’est pas net. Il pose beaucoup trop de question. »

L’attitude du représentant public peut néanmoins exprimer une forme de bienveillance (ainsi l’agent compatissant face à l’inquiétude d’une mère p. 29).

 

Les réalités mises en évidence dans Etat civil se rapportent à un registre à la fois social et administratif (circuits administratifs, circulation de documents et règlementations, quantité de papiers listés pour l’obtention de documents, « ça fait beaucoup » p. 31) ainsi que professionnel révélant dans un monologue entre un agent remplaçant, de renfort, et un agent public, les conditions de travail difficiles des employés.

 

Si les dialogues occupent une place prépondérante sous une forme réitérée, Sonia Chiambretto introduit, dans ce qui pourrait être un document poétique, les marques d’une intervention graphique où l’on retrouve un espace poreux entre témoignage et inventivité formelle (ainsi les dernières lettres du mot cheveux éclatées dans le haut de la page 20, la ponctuation des échanges par des émoticônes graphiques et en exergue de l’ensemble, une émoticône graphique de grand format marquant un sourire indifférent).

 

Dans l’articulation des formes et du rythme, un bloc de texte en lettres capitales avec motif et réitérations, un document iconographique d’un document administratif introduisant paradoxalement un caractère fictif au texte, un panneau-affiche dans la clôture du livre ainsi qu’un avant-dernier texte intitulé Rêve sur une thématique des migrants où la porosité faits/ témoignages/création est à son comble, viennent rompre l’homogénéité formelle de l’ensemble.

Avec Etat civil, Sonia Chiambretto poursuit ainsi son travail d’écriture en lien avec l’oralité et le témoignage ; grâce à sa démarche parfaitement maîtrisée, elle réussit à mettre en évidence l’enjeu éthique et politique visé.

 

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rédaction

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