Suzanne Doppelt, Le Monde est beau, il est rond, 12 créations prévues pour le printemps 2008, inventaire-invention.com ; sortie en volume aux éditions Inventaire/Invention : septembre 2008.
Après un double lieu en 2004-05 (Royaumont / Stains en Seine-Saint-Denis), c’est un lieu virtuel qui sert de résidence à Suzanne Doppelt de décembre 2007 à mai 2008 : le site d’Inventaire/Invention, où elle a publié en 2004 La 4e des plaies vole (32 pages, 5 €) ; où son travail avoisine celui d’Emmanuel Adely, que j’évoquais dans une récente entrée du Forum sous le titre "Inventaire Adely" (18/12/07). Mais c’est un inventaire d’une tout autre nature que nous livre ici la poète-photographe : "une sorte d’inventaire halluciné du monde vivant" [1]La formule est de Patrick Cahuzac dans sa préface au projet ; il présente par ailleurs Albert Renger-Patzsch comme "photographe de la nouvelle objectivité allemande". en douze stations, à savoir douze diptyques constitués d’un texte (à gauche) et d’un montage photographique (à droite). À ce jour, neuf sont déjà en ligne : I. "Les Machines", II. "L’Architecture", III. "Les Matériaux", IV. "L’Alimentation", V. "Les Arbres", VI. "L’Eau", VII. "Les Animaux", VIII. "Les Plantes", IX. "Les Visages". Le titre, qui fait écho à l’oeuvre de Albert Renger-Patzsch (Die Welt ist schön / Le Monde est beau, pour le titre originel en allemand), s’éclaire d’emblée, dans une perspective tout à fait classique : "Le monde est beau et rond, il tourne comme le décor d’un théâtre équipé d’une bonne mécanique, à gauche entrent les dieux des bois et des campagnes, à droite les divinités de la mer, au-dessus en dessous les ombres et les furies". Miraculum naturae, c’est ce qui intéresse l’auteure, et ce miracle réside tout aussi bien dans le perpetuum mobile des êtres et des choses que dans "le système admirable de la girafe ou la nature tout entière dont chacune des parties en est une [machine], la machine infinie, connexion, variation, expansion, piqûre, flux et reflux". Ce qui, en fait, la fascine, n’est autre que la mécanique du vivant, et tout est machinerie : l’homme comme ses machines, la chaîne alimentaire comme les corps animés et inanimés.
Marquée par les planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert – celles-là mêmes des onze volumes dérobés à la bibliothèque de Royaumont -, Suzanne Doppelt poursuit donc ici sa réappropriation photographique du visible, sa "captation encyclopédique" [2]Voir l’"Abrégé du travail de Suzanne Doppelt" dans le Dossier mis en ligne par Inventaire/Invention lors de la Résidence de l’auteure à Stains (sur le site, procéder ainsi : cliquer sur "La revue", puis sur "Index des auteurs" et à "Suzanne Doppelt" vous découvrirez tout ce que Inventaire/Invention a publié de et sur cette poète-photographe). du vivant : "l’encyclopédie est une carte immense et inachevée spécialement faite pour les navigateurs, marins appointés ou simples aventuriers qui traversent le monde en forme de rhizome ou de grand arbre". Pour elle, la nature n’est pas comme chez Baudelaire "un temple où de vivants piliers / laissent parfois sortir de confuses paroles", mais "un immense tableau qui présente toutes sortes de nuances, des mondes" qui communiquent entre eux grâce à "l’étonnante communauté des formes et des caractères du monde animé" ; "un beau désordre à ranger, un bel ensemble cosmique à cataloguer". Et pour ordonner ce chaos, rendre compte du "grand dictionnaire de l’univers", l’artiste déploie ses quadrillages verbaux et photographiques, faits de pleins et de vides, de répétitions et de variations, développe ses arborescences lexicales, combinant ingénieuse machinerie de l’imagination et froid mécanisme de l’objectivation, discours figuré et langue plate de l’énumération, allant jusqu’à juxtaposer dans la page-mosaïque un subtil agencement de réferrances et de divanitations (anecdotes et références savantes, évocations et divagations diverses).
Par ses leçons de choses, sa traversée des ordres du vivant, la matière passant d’un règne à un autre, sa conception du texte poétique comme espace de la métamorphose, Suzanne Doppelt fait immanquablement songer à Francis Ponge. À ceci près : les recueils de "formes et lumière" propres à la poète-photographe ne visent pas l’individuel mais le sériel, la singularisation mais la collection, le va-et-vient fantastique entre personnification des choses et déshumanisation des êtres humains, mais la déréalisation fantasmatique.
Reprenons. Quelque chose cloche [3]Voir le livre du même nom publié par P.O.L en 2004. dans notre perception du monde, quelque chose ne tourne pas rond. Il faut donc le regarder de travers ou à l’envers : "L’oeil est un appareil à capter, comme la chambre noire où les rayons traversent, se croisent et impriment sur le mur opposé une image renversée du monde". D’où le principe de structuration des clichés : la symétrie inverse. D’où le passage "de l’objet trivial à quelque chose de plus abstrait" [4]La formule est de Suzanne Doppelt elle-même dans l’entretien qu’elle a accordé à Xavier Person (procéder de la même façon que décrit dans la note 2).. Et pour qualifier cette petite fabrique d’objets oniriques, voire hypnotiques, le critique risquera cette appellation : Installation Déréalisante d’objets (IDO).
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