Comme nous y reviendrons à plusieurs reprises, Tanger est un lieu de croisements, pas seulement de marchandises dans le port, mais aussi d’écrivains. De Burroughs et des beat [cf. W. S. Burroughs et Brian Gysin, Le Colloque de Tanger, Christian Bourgois, 1976] lors du colloque de Tanger, immortalisés par une superbe photographie où ils sont allongés sur la plage, à Bernard Desportes, le commissaire de ce 11ème Salon du livre de Tanger, tombé sous la magie sauvage de cette ville, Tanger apparaît comme une ville qui appelle l’écriture.
C’est pourquoi nous présentons ce petit texte d’Emmanuel Hocquard ici, alors qu’il ne fait pas partie des invités du salon. Terrasse à la Kasbah est la publication de deux lettres, tapées à la machine à écrire, corrigées à la main. Deux lettres d’Emmanuel Hocquard datées du 3 et du 6 novembre 2006.
Ces lettres destinées à une femme, Elise, raconte l’installation à la Kasbah d’E. Hocquard. D’emblée, il énumère et détaille son nouveau lieu d’habitation, il en approfondit les figures présentes et ceci afin de découvrir ce qui lui avait « échappé alors ». « Echappé alors », à savoir ce qu’il n’avait pu exprimer, non pas quand au contenu, mais peut-être, et c’est ici que se trouve toute la force de ses deux lettres, davantage au niveau de la manière de s’exprimer, de la grammaire propre au langage, lorsqu’il y était auparavant, avant ce retour. S’installer à la Kasbah, lui semble devoir être nécessaire pour faire ce retour, pour trouver cela qui ne fut pas rencontré. Pour quelle raison ?
Du fait que la ville de Tanger implique non pas seulemet des images, ce qui serait parler de Tanger, tomber dans la représentation, mais impulse dans la langue même, sa propre dimension. Et dès lors il s’agit de parler Tanger, d’entendre parler Tanger dans la langue. En effet, comme il l’explique dans la première lettre : il ne pouvait pas retrouver ce qui lui avait échappé « à distance, entouré par les vaches et les brebis des verts paturages de Mérolheu (Hautes Pyrénées). » Pour exprimer cela, il insiste sur le fait que pour voir et créer — et ceci en référence à Deleuze et Guattari — il faut entrer dans une certaine forme d’habitude, d’habiter, de penser qui se construit dans le mouvement même de son habitation. Heidegger exprime par exemple parfaitement cela dans la conférence Bâtir, habiter, penser : habiter ne se fait que si la pensée investit le lieu, se fait transpassible à ce qui survient de lui, à travers nous et la pensée. Lorsque l’on est passif par rapport au lieu : on ne fait que loger, y passer sa vie, oui on ne faut qu’y passer. Tel que l’exprime Hocquard : « au fil des années durant lesquelles j’ai habité Tanger — et même au-delà — la forme de la ville et de ma pensée ont tendu à ne plus faire qu’une ».
En cela, Tanger pose la question du sujet qui habite le lieu. Il est bien évident que l’on n’habite pas un lieu sans se transformer, sans se poser la question de celui que l’on est dans ce lieu là. Se pose alors, pour Hocquard, cette interrogation sur la manière de s’énoncer en rapport au lieu. On retrouve ici son atachement pour la grammaire. La question porte sur le sujet, celui qui voit, « je », qui en tant que sujet justement grammaticalement est toujours personnel. Et on retrouve ici une nouvelle mention à Deleuze et Guattari, de Mille Plateaux, mais cette fois implicites : « la grammaire donne des ordres, elle ne pose pas de questions ». Pour se laisser emplir par le lieu, pour que Tanger parle dans la langue, et non pas que l’on parle de Tanger, tel qu’il l’exprime, il faudrait grammaticalement un sujet non-personnel, immanent au sein de la langue, et non pas une polarité transcendante qui est le critère permanent de la perception. Ainsi, il l’énonce, ce qu’il est venu « chercher ici, sur place » ce ne sont pas des lieux, des endroits inconnus, mais la possibilité pour lui d’une langue qui parle Tanger et non pas de Tanger : « (…) grammaire de Tanger. Dire grammaire Tanger me paraît plus juste. Qu’est-ce qu’une grammaire Tanger peut bien vouloir dire ? ça pourrait être, non pas habiter à Tanger, mais habiter Tanger. »
Terrasse à la Kasbah, Emmanuel Hocquard, éditions CIPM, 5 €. [site]