Où l’enjoué Daniel Cabanis déjoue le topos "Maisons d’écrivains"… avec ici un irrésistible humour ! [voir la précédente livraison]
Bénéficiaire n° 3
Une année chez Mme Bassi, 55 rue de l’Arbre-aux-Pendus à Saint-Cyran-le-Bégaude
Matthieu Barnaut, bilan
Je suis venu à Saint-Cyran-le-Bégaude avec un projet de roman intitulé tantôt Dégoûté supérieur tantôt Le Gel de mes relations avec les tièdes, deux titres provisoires aussi tartes l’un que l’autre en attendant de trouver le bon ; j’avais pensé aussi à Le jus de souffrance ou La gousse de douleur qui n’étaient pas mieux, Mémoires d’un arriviste en retard me plaisait assez mais se trouvait en nette contradiction avec le réel (Saint-Réel), et donc était caduc, car mon train est entré à l’heure en gare de Saint-Cyran où l’exacte Mme Bassi m’attendait. Ensuite elle m’a fait visiter les environs. C’était un dimanche, la campagne, les rivières et cascades, l’air pur, l’ombre des arbres, tout était trop beau pour moi ; ça faisait vacances alors que j’étais là pour un travail, ça m’a troublé, j’ai dit Si on rentrait que je m’installe, elle a dit D’accord mais je veux pas avoir d’ennui avec les voisins, on dira qu’il est mon mari. Je n’ai pas cherché à savoir et n’ai rien su de l’existence ou pas d’un légitime, un an durant, moi j’ai été M. Bassi. Cette situation avait ceci de jouissif que madame était, la nuit, une épouse très portée sur ses devoirs, mais aussi de lourd que le reste du temps j’étais astreint à jouer le mari présent dans les circonstances de la vie de tous les jours où elle avait cru bon de s’impliquer et elles étaient nombreuses : sportives, culturelles, écologiques, citoyennes, éducatives et charitables. Je ne dis pas que le rôle de ce M. Bassi surgi du néant et imposé à tous n’était pas amusant parfois mais il m’accaparait et je voyais mourir au fil des jours le roman pour lequel j’étais ici venu écrire chez elle. Je me suis plaint, j’ai déploré cette petite mort en moi de l’écrivain (sic). Elle a ri. Elle a ri avec une telle force, une telle santé, que je me suis senti hors sujet avec mon affaire de roman et mes scrupules. J’ai su que je n’écrirais rien et j’ai continué à faire le mari jusqu’à la fin de mon séjour. Sous un titre tel La folle de Saint-Cyran, ça pourrait donner une histoire, peut-être.
Bénéficiaire n° 4
Une année chez M. Dudestet, 16 rue des Cassonniers à Dochelles-en-Baronnie
Nathalie Bressan, bilan
Mon projet d’écrire Vivarium Hôtel, un roman de format long, tranquillement, loin de tous soucis, projet pour lequel j’avais accumulé des tonnes de notes et préparé plan, programme, cahier des charges et feuille de route : il a capoté dès le début de ma résidence chez M. Dudestet. Ce type m’a dissuadée. Je ne sais pas comment il a fait, si son intention était bien celle-là, mais il m’a convaincue de renoncer à Vivarium Hôtel, un roman stupide a-t-il dit après que je lui en ai décrit la visée et lu plusieurs fragments ébauchés, un roman qui ne méritait pas qu’on l’écrive. D’habitude je ne me laisse pas impressionner et pourtant je l’ai été. M. Dudestet était calme, posé. Ce qu’il disait était précis et articulé. Il était de toute évidence connaisseur de la chose littéraire. J’ai été sciée quand il m’a fait voir qu’il existait déjà deux gros romans traitant du même sujet, Blattes de William Trandy et Le grand Sordo d’Aline Roy, et qu’un troisième serait vain. Je reconnais que la description entomologique des occupants d’un petit hôtel de quartier, leurs têtes molles et corps gluants, leurs vies minuscules, c’est sans intérêt. J’aurais pu m’en apercevoir plus tôt, je n’avais rien aperçu. Il m’a fallu ce dépaysement ici, à Dochelles-en-B., pour comprendre que le roman hôtelier n’est que sociologie du pauvre, idiotie, ou cynisme, quels qu’en soient l’angle et l’approche, et que sur ce sujet si le documentaire convient tout romanesque est ridicule. Étrangement, la ruine, ou l’avortement, de mon Vivarium Hôtel ne m’a pas affectée. J’ai pensé Affaire classée. M. Dudestet m’a demandé ce que je comptais faire, si j’avais un plan de rechange. J’ai dit Rien, pas de plan; et je vais quand même pas écrire des poèmes. Il m’a dit qu’il serait malsain de rester une année à Dochelles sans rien faire, que le risque était de devenir alcoolique et/ou prostituée. J’ai dit OK je vais réfléchir à un autre projet. J’ai réfléchi à un Les Bras ballants, puis à un Art de végéter, mais en définitive je n’ai rien écrit.