Tandis qu’il prépare son exposition à Ivry sur Seine ("Bêtes noires et autres", signalée dans les NEWS), Daniel Cabanis nous propose une nouvelle série, "une cruauté sur le chômage ambiant". [lire/voir la deuxième livraison] [lire/voir "Écrivains chez l’habitant"]
Offres 9 & 10
Le factotum bisexuel court vite. Il est sportif, va à droite, à gauche, fait des pieds et des mains ; il a le feu. Pour l’attraper, faut lui lancer son nom propre à la figure et pan ! Jouss, Maizoudon, Bolloni, Streff sont efficaces. Le type s’arrête net. Son nom l’assomme. Il y perd. Ça tangue. Il se floute. Dès qu’il a repris ses esprits il est jugé apte au travail. Par ici, ça commence. Il y a des colis à livrer, un livre à recoller, du grain à moudre et du vrac à trier. Quand il en a fini avec ça, la liste des choses à faire se renouvelle automatiquement et le factotum bi doit encore bricoler ici et là pendant des heures. Il n’a donc jamais un temps mort à lui (pas une minute pour penser à son suicide). Sauf la nuit. Et encore ! Car la nuit, le bougre est d’astreinte érotique : si son âme s’amenuise, son corps lui est corvéable. Il l’est dans sa totalité, comme dans ses parties (qu’elles soient pleines ou creuses, lisses ou rugueuses) : son dos tordu de fatigue n’a qu’à bien se tenir, et sa molle se raidir. On le sonne, il y va. Adieu au sommeil. C’est la fête : mais pas pour lui qui épuise ses forces, s’use les nerfs, bave et dilapide son capital-foutre. Le lendemain, il fait jour.
La doublure de proximité est au mieux un sosie, parfois une ressemblance frappante. Sinon, un simple air de famille fait l’affaire : les gens ne sont pas si physionomistes. Ah, vous êtes Mme Toller (ou Jaki, Rouma, Popino etc.), désolé, je vous avais pas reconnue ; asseyez-vous, la réunion va commencer. Et l’ennui dure des plombes. La doublure de proximité souffre et se sacrifie, là pour ça. Elle assiste aux enterrements, premières, vernissages, réceptions, va aux repas de famille, mariages, anniversaires, barbecues, soirées et autres chienlits entre amis ; elle est de toutes les corvées. Le métier est assez ingrat, sûr : il n’y faut pas trop d’ego. Il y a quelquefois des compensations. Quand la doublure fait des rencontres (écrivains, artistes, fous, ministres) : elle peut briller, plaire. Si elle veut elle couche. Elle boit du champagne ; on lui donne des drogues. Voyons Mme Bich (ou Frin, Jotti, Vida etc.), la cocaïne se met dans le pif, pas dans l’œil. Ah, il arrive aussi qu’elle voyage. Ces à-côtés ne sont pas rien. Ce qui rend amer le métier, ce sont les autres doublures : elles pullulent ! Avec ça, va savoir si tu côtoies quelqu’un ou son faux-semblant.
Offres 11 & 12
La femme sans histoire est écrivain. Elle écrit peu, court et léger disent ses détracteurs. Mes besoins est un livre de 80 pages, Le sursaut va jusqu’à 100. Cette relative brièveté est-elle une élégance ? Oui. Et non : ne rien écrire du tout est de fait plus élégant. Bref, outre le mérite d’écrire peu elle a aussi la réputation de ne pas se mêler des affaires d’autrui. Ainsi, double paraît chez la femme sans histoire l’idéal de discrétion, mais ce n’est qu’une façade. En réalité, elle écrit sous divers pseudonymes (Paul Granovitch ou Sandra Dhil, entre autres) des polars, des biographies cucus de Tartempions ou Pionnes à la mode et des romans lestes assez neuneus. Ces sous-livres alimentaires lui font honte, et aussi l’accaparent : il ne lui reste que miettes pour écrire autre chose, qu’elle puisse signer de son nom propre. Or, quand le temps manque l’énergie se dégrade, les idées sèchent. Si ses Besoins et son Sursaut avaient été des succès (tirés à 100 000, traduits en 25), elle n’en serait pas là. Faut-il qu’elle essaie une troisième fois ? Non. Publier un nouvel écrit de 60 pages intitulé J’y renonce n’apporterait rien. Femme sans histoire doit rester sans.
Le préposé aux poses est un employé de maison (un planqué, si on veut). Il se tient toujours prêt à intervenir. S’il n’est pas sollicité, il médite (il glande, disent les petites langues) ou entretient sa forme avec des gymnastiques zen. Son nom est court, monosyllabique (Ray, Bo, Kha, Fuz ou Py, par exemple) afin que son appel semble plus impérieux et partant que soit plus prompte la réaction du préposé. Kha au travail ! Vite ! Et M. Kha de surgir et de poser immédiatement là où on le lui dit papier peint, moquette, linoléum, parquet, carrelage, lambris, rideaux, plinthes, faux plafonds, vitres, serrures etc., et si besoin des pièges dans le jardin. En matière d’ameublement, il n’y a jamais urgence mais faire comme si plaît au préposé qui aime éprouver quant à son travail un sentiment de nécessité vitale. Et si la décoration était plus souvent regardée (disons-le) comme question de vie ou de mort, il y aurait moins de faute de goût. Le week-end, le préposé vaque. Il va au café ou à la patinoire ; il drague : ses loisirs. Si on le lui demande gentiment, il accepte de poser nu pour des peintres du dimanche homosexuels ; un aimable jeu exhibitionniste.