Aux Minces et aux Modèles… Aux Gardiens et aux Guichetiers… Aux incompris et aux Illuminés… Irrésistibles ces discours grinçants qui constituent une nouvelle série de Daniel Cabanis – pour notre plus grand plaisir !
Discours n° 1
Carte de vœux / Les Femmes d’Avignon I, par Lee-Wan Rank, peintre de la bouche
Aux Minces et aux Modèles
Mesdames, Messieurs, je suis content de voir ici vos têtes penchées et ramollies, vos mines minées, corps flapis, dos affaissés, vieilles fesses et hanches dissymétriques ; d’un point de vue médical, ça ne va pas fort ; mais ce n’est pas tout (et je ne suis pas médecin), je vois aussi : pas ou peu de joie, le travail mal fait, silence, rancœur, morosité, bref un grand marasme. Pour vous l’avenir a une sale gueule, dirait-on ; et l’angoisse vous est venue de vivre bientôt des lendemains qui merdent. Cela me désole fort. Oui, fort. Car vous n’êtes que prudents sans jugeote : des enfants. Moi aussi j’entends ici et là des bavasseurs qui causent crise et annoncent des catastrophes mais c’est là rumeur, fumée spontanée, du vent. Et vous de donner dedans et de trembler et vaciller comme si ladite crise telle un acide avait déjà commencé de vous ronger l’os du pied jusqu’au tibia et menaçait le genou. J’exagère. Mais vous êtes si tristes à regarder. Si peu entreprenants. Vos prudences et inquiétudes sont injustifiées. Relevez la tête, et croyez-moi, il n’y a rien à craindre. J’ai même une bonne nouvelle : cette année encore il y aura du pain ! C’est-à-dire défilés de jour, shows, rondes de nuit, aquagym niveau 3, autres sports, ballets nautiques et/ou aériens, mêlées célestes. Du pain, donc. Vous pourrez renaître et parader en beauté. Bien sûr vous allez encore maigrir, je ne le nie pas (c’est le métier qui veut ça) ; mais ça ira. Si vous laissez au vestiaire vos chiffes molles démodées fripées et vos sales gueules à tuer chiens, je sais que ça ira. Je vous aiderai. On vous dira des divinités de retour ! On vous verra de loin ; et de près sous les coutures. Ivresse narcissique ! Grand parfum de naphtaline ! Nos amis les professionnels du style seront en extase. Photos, champagne, sexe et cocaïne ; du bonheur toute l’année ! Et le vaccin contre l’anorexie.
Discours n° 2
Carte de vœux / Les Femmes d’Avignon II, par Lee-Wan Rank, peintre de la bouche
Aux Gardiens et aux Guichetiers
Mesdames, Messieurs, le désœuvrement et l’ennui, qui hélas viennent aux trois et quatrième âges avec la rallonge de l’espérance de vie, ont conduit vers nos établissements d’art tout un tas de vieilles chipies et de vieux beaux malotrus qui à mon avis n’ont rien à y faire. Ces gens vont partout gratis avec la carte senior, et là est le scandale ! Bien sûr, aujourd’hui, pour ne pas heurter la belle âme des bien-pensants, on se donne l’air de les accueillir gentiment, mais demain, stop, terminé, fini : dehors les vieux ! Go home l’indolent vieillard et la veuve oisive ! Ou à l’hospice, s’ils n’ont pas de home. On les a assez vus, ces crampons. Attention, je ne dis pas qu’ils sont sales, laids, méchants, acariâtres, ou qu’ils sentent mauvais, non, ils sont très bien si l’on veut, mais ils sont de trop. Car lents, mous, miros, sourds, gâteux, avachis, parfois obèses ou incontinents, ils gênent, ils encombrent. Sans parler de ces culs-de-plomb qui viennent en fauteuil. Ce culot ! Comme si on avait la place. Bien. Vous avez compris, je suppose : notre relation aux publics âgés a été réexaminée. L’engorgement quasi permanent, ces derniers mois, de nos salles d’exposition n’était plus supportable et nous avons fait le choix d’interdire l’entrée de nos espaces aux plus de soixante-cinq ans. Choix cruel. Mais nécessaire etc. Or, dès que notre intention lui a été connue, le ministère de la Culture avec sa veulerie habituelle nous a déconseillé, officieusement, de la mettre en pratique. Un tel désaveu contient une menace ouatée de procès pour discrimination au sens de l’article 225-1 du Code pénal : on ne peut se le permettre. C’est donc à vous, les personnels sur le terrain, qu’à l’avenir incombera la charge de pousser les personnes âgées hors de nos musées. Soyez odieux, et méprisants; rudoyez-les, tuez-les. Ils finiront bien par se lasser de l’art.
Discours n° 3
Carte de vœux / Les Femmes d’Avignon III, par Lee-Wan Rank, peintre de la bouche
Aux Incompris et aux Illuminés
Mesdames, Messieurs, il semble que l’initiative de vous rassembler ici, à La Maison des Convergences, ait été prise en raison de la supposée complémentarité de vos singularités respectives. Ça paraît une bonne idée. Ou une foutaise. Nous verrons ce qu’il en est. En fin de compte, vous déciderez vous-mêmes. Si vous faites affaire, tant mieux ! On ne vous aura pas réunis pour rien. Si le mépris réciproque prévaut, ou un trop de timidité, l’occasion de conjuguer vos intérêts aura été gâchée. Mais voyez-vous, j’ai l’espoir. J’y crois. Ça serait désolation et temps perdu qu’âme cherchant ici à confier sa peine ne trouve pas gourou à son pied. Je m’exprime mal, je sais : c’est pour me faire comprendre, et le cœur y est comme on dit. Je suggère maintenant que tout le monde se déshabille. On y verra plus clair. S’il y a parmi vous des allumés qui bandent à l’idée d’adopter des adeptes, qu’ils émettent un signal fort, qu’ils clignotent ou autre chose (je sais pas moi), et il se trouvera, j’en suis sûr, des obscurs et des malheureux pour aller vers eux. C’est tout l’avantage d’être nu : il n’y a plus rien à tricher. Le corps parle ; ça dit clair, ça dit vrai ; pas besoin de truchement ; fini la plainte, le murmure. Et rassurez-vous : bien éclairée, misère nue paraît moins terrible (c’est connu). Obèses, variqueux, dingues, idiots, décérébrés, tous égaux (et tous punis) dans une lumière égale ! Mais je m’égare. Revenons-y. Et maintenant, commençons l’année en joie, brisez les glaces et que tous coïtent ! Prenez du temps. Fatiguez-vous les uns les autres : profitez ! Demain matin, après l’orgie, et selon les affinités qu’elle aura révélées, si elle en révèle, nous établirons des groupes de travail distincts. Vous aurez tous la même mission : il vous faudra recruter des psychopathes et des paumés. Quelques centaines. Il est question d’assurer la relève.