En période de confinement, j’ai poursuivi mes enregistrements de transpoèmes. Cette fois, j’ai enregistré deux extraits d’un texte poétique que j’écris dans le cadre d’une résidence Ile-de-France : Les corps caverneux. Les captations ont été réalisées depuis ma chambre-bureau, pièce où je passe le plus clair des 23 heures sur 24 de mon confinement. Enfermée dans un petit appartement, je séjourne dans cette chambre-bureau où je travaille et essaie de dégager des zones libres pour écrire. Au quarantième-deuxième jour de confinement.
Avant cette crise, j’ai toujours trouvé nécessaire de parvenir à « faire écluse », m’extraire parfois de l’activité pour trouver un contre-rythme du monde depuis lequel écrire. Mais le confinement mis en place il y a six semaines est un état d’écluse permanente et de mouvement entravé, bien que consenti, où le monde, même la place Clichy qui est à un kilomètre de chez moi, est passé hors-champ.
Qu’est-ce que la chambre en temps de crise sanitaire, sociale et politique ? Ma chambre n’est pas un lieu idéal, de retrait, comme Xavier de Maistre a conçu la sienne dans son Voyage autour de ma chambre, tirant profit de son « assignation à résidence » qui a duré 42 jours. Il entreprend de moquer les récits de voyage et une certaine tendance à l’exotisme déjà bien ancrée dans la littérature de son temps, qui cherche au loin l’étrangeté et nous ferait perdre de vue l’étrangeté du proche. Sa chambre, c’est cette « contrée délicieuse qui renferme tous les biens et toutes les richesses du monde ». (Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre, in Œuvres complètes, nouvelle édition, illustrations de G. Staal, p. 119). Si la situation que vivait de Maistre, à savoir un assignement à résidence, peut être comparée à notre confinement, la comparaison s’arrête là : ma chambre est davantage une Fenêtre sur cour où je perçois des bribes du drame qui se trame. Plus je dois rester dans ma chambre, sans interruption ou presque, plus se créent d’obligations de ne regarder que les objets qui s’y trouvent, et plus le mouvement me manque et ma claustrophobie augmente. Ma chambre est un lieu intime qui m’est cher mais trop petit, il s’agit d’une chambre possible et non d’une chambre rêvée.
Le choix de se reclure, de se mettre hors de l’activité du monde parfois, d’être à son bureau des heures ne signifie pas que nous autres, écrivains ou artistes, soyons charmés par cette « intensification » de notre solitude. Je refuse de dire que l’artiste serait un confiné de tout temps, cela serait à la fois mépriser le caractère politique et sanitaire de cette crise et mécomprendre la singularité de la création qui n’est pas un escapisme. Certes, j’ai la chance de ne pas m’exposer au virus, mais l’isolement dans un lieu très étroit et mal isolé est loin d’être favorable à la création, d’autant que je suis assignée au travail par ordinateur. Il n’y a pas de de lieu idéal pour écrire, parfois ma chambre s’y prête, le matin, seule, ou au début de la nuit, mais j’écris, comme bien d’autres, en chemin, à l’hôtel, dans les trains ou ailleurs, en bibliothèque, au café, chez des amis qui m’accueillent à la campagne, dans des locations ou des résidences. J’écris dans une forme d’exposition aux bruits des jours.
Il n’y a pas de répit des sons dans ce confinement. Ma chambre-bureau me fait penser à certaines représentations de Goldoni où le peuple de Venise se parle depuis la fenêtre. J’entends les conversations en anglais de mon voisin à sa fenêtre, dont je pense qu’il est universitaire, de nombreuses sirènes résonnent au loin, des enfants jouent au ballon dans l’impasse, des adultes se parlent, parfois se crient dessus, sans que je ne puisse savoir qui ils sont, un autre voisin joue à des jeux vidéo de guerre. Cette crise, c’est par sa modification de notre bande-son que je la perçois, l’aperçois. Qu’elle s’immisce, se déplace. Mais s’ils sont contraignants, ces sons sont ce qui reste de mouvement de vie, donc d’imprévu nécessaire : ils font taire le silence du confinement : ils sont ce qu’il nous reste de rencontre et de hasard : je perçois des hélicoptères, des sons de voitures ou de bus, plus rares, mais qui viennent de la Place Clichy, où je ne suis plus retournée depuis mi-mars. A un kilomètre de chez moi. Ces sons, ces voix transportent dans leurs grains les images d’un film de l’invisible. Des images hors de portée, un film du hors champ. Donc.
Les transpoèmes enregistrés sont des litanies. Je lis dans différentes situations deux poèmes extraits des corps caverneux où se joue une autre histoire, mais qui n’est pas sans affinité avec aujourd’hui. Il n’y est pas question de virus ni d’enfermement, mais de la folie de la société capitaliste tardive. Derrière l’allusion à nos anatomies désirantes, les « corps caverneux » désignent les cavernes en nous par analogie avec les cavernes préhistoriques : les corps caverneux sont donc ces espaces vides, ces trous ou ces failles, que nous avons tous en commun et que notre société de consommation tente de combler par tous les moyens : achats, faits divers etc. Dans chacune des séquences est évoquée une nouvelle attaque contre ces espaces intimes de respiration et de liberté, et en réaction une musique émerge, une musique de nos cavernes, qui nous permet de nous cabrer et de rester vigilants. « Rodez blues » évoque une traversée de Rodez et le tourisme de masse, la tentation du blues sous la pluie dans un dialogue avec Artaud.
Dans mes enregistrements, j’ai choisi d’adresser un sourire en coin à de Maistre, en lisant mes poèmes de mon bureau à mon armoire, de mon lit à mon bureau, de mon bureau à ma fenêtre. Je reviens toujours à la fenêtre, à ces plans fixes aperçus : ma voix s’ouvre aux bruits du dehors, tandis que dans Voyage autour de ma chambre, la fenêtre était proscrite du récit car elle ouvrait sur le lointain.
La profondeur du champ sonore que l’on perçoit construit un pont entre le texte et le contexte de crise qui apparaît par le prisme de bruits : j’écoute la radio, puis me lève, ouvre la fenêtre et écoute le dehors, reviens vers mon ordinateur où une autre émission radio a commencé ; une autre fois, je me lève de mon bureau pour percevoir au dehors les applaudissements adressés au personnel hospitalier à 20 heures, qui ponctuent la semaine. Il s’agit de sons référentiels, les seuls qui renvoient directement à un contexte plus général : quand on entend des gens applaudir, on ne pense plus à un spectacle mais aussitôt aux infirmières et aux soignants en lutte à l’hôpital.
Dans une époque qui prétend tout sa-VOIR, l’absence, le retrait, l’impossibilité de voir fait revenir le son au premier plan de la perception. Non, il ne s’agit pas d’un voyage autour de ma chambre, mais d’un voyage des sons au travers de mon poème. Une double sonorité émerge. Dans La chienne, Jean Renoir ouvre le champ filmique au travers de la fenêtre du peintre vers l’appartement de la voisine en contre-champ. Dans A bout de souffle, Godard laisse la caméra courir sur une affiche peinte par Renoir père, et quand J.-L. Belmondo ouvre la fenêtre, on perçoit, en clin d’œil à La chienne, une ouverture du champ, sonore cette fois. En élargissant la profondeur de champ sonore et complexifiant la bande-son, les transpoèmes « rodez-blues », captés depuis ma chambre, rejouent le poème, font entendre autrement le texte, et créent des tensions entre les sons indexicaux qui renvoient à la crise et ma voix lisant le poème. Ils ouvrent l’espace du poème et s’y immiscent nous faisant par la même percevoir certains espaces-temps du texte, autrement :
Tu as six parfums de carembar en poche, mais ne connais le nom des roches,
Soudain, tu as vu la clocharde du monde et elle te criait :
J’AI VU MOURIR LES MUSEES (« La Clocharde du monde »)
De même que le poème extrait de « rodez blues », écrit depuis le présent, qui évoque le monde qui brûle, est un poème de science-fiction, de même, la bande-son est, elle, un instantané, sortie de l’actualité : entre les deux un écart fructueux qui nous rend vigilants au trop plein et au trop vide.