Seconde partie du dossier Annie Ernaux. Succédant à l’extrait de son journal, un entretien exclusif avec Fabrice Thumerel. Ce dossier fait suite à la réédition du livre Annie Ernaux : une oeuvre de l’entre-deux [bon de commande]
☛ ÉTATS CRITIQUES / ÉCRITS CRITIQUES. ENTRETIEN AVEC ANNIE ERNAUX.
(Propos recueillis par Fabrice THUMEREL)
Suite à la réédition de ce premier colloque international, intitulé Annie Ernaux : une oeuvre de l’entre-deux (Artois Presses Université, 2004), j’ai d’abord envie de revenir sur ton rapport à la critique. D’une part, si je mets en regard certaines phrases de Se perdre (2001), de L’Écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet (2003) et de la préface à ce volume, il apparaît que tu n’accordes de pouvoir heuristique qu’à l’écriture de l’écrivain, les travaux critiques n’ayant de plus aucune prise sur ta pratique autosociobiographique ; d’autre part, toi qui as toujours manifesté un vif intérêt pour les publications critiques, qu’elles portent ou non sur ton oeuvre, tu déclares avoir beaucoup appris lors de ce colloque, certaines interprétations ayant même touché « la vérité de l’écriture ».
En somme, est-ce à dire que la réception de ton oeuvre n’affecte en rien le projet en cours ? que la critique te porte plus qu’elle ne te transporte ? Parce qu’intransitive, l’écriture critique n’est-elle porteuse d’aucune vérité sur le monde au travers et au delà du monde même de l’écrivain ?
Plus précisément ici, en quoi ce volume a-t-il changé ton propre rapport à l’oeuvre ? Selon toi, a-t-il modifié la réception critique de l’oeuvre ?
– Cela ne m’apparaît pas contradictoire de dire que j’ai beaucoup appris lors du colloque, mais que les travaux critiques, même ceux qui touchent profondément à la « vérité » de mon écriture – peut-être ceux-là plus que d’autres d’ailleurs -, n’ont aucune prise sur ma façon d’écrire. Tout ce qui est mis au jour sur mes textes, sur le processus d’écriture, les interprétations, au fur et à mesure que je l’entends, le découvre, je le vois tantôt comme un agrandissement de mon travail tantôt comme une effraction (heureuse). Mais comment écrire en ayant à l’esprit la somme des interprétations et des regards sur mes textes, ma démarche ? C’est une vision insensée, horrible même. Je suis amnésique de tout ce qui a été découvert sur mes thèmes, la visée de mon écriture, etc., quand je suis dans le livre à faire. Peut-être suis-je effectivement en train d’accomplir des intuitions critiques, de donner raison une nouvelle fois à une interprétation qui a été faite sur ma démarche, mais je n’en suis pas consciente et il ne me servirait à rien de l’être : il y a comme une impossibilité d’ajuster l’idée, le désir que j’ai d’un texte à faire, d’une forme, à des connaissances « antérieures ». Je ressens toujours avec force la phrase de Flaubert, chaque oeuvre porte en elle sa poétique qu’il faut trouver, et je ne peux pas plus la trouver dans mes livres derrière moi que dans les éclairages sur eux.
Cela dit, la critique – je parle évidemment de celle qui est pratiquée par toi et les intervenants du colloque – a un rôle important dans la perception que j’ai de mon travail, de ses dimensions, de sa situation, et lorsque j’ai à en parler, il m’arrive de reprendre, d’utiliser, ce que la critique m’a appris. Ainsi, j’explique ce que j’ai voulu faire dans La Honte, L’Événement ou Passion simple par exemple, en ajoutant certaines des significations que la critique a découvertes. L’enrichissement de mes textes par la critique, au travers du dialogue que j’entretiens avec elle, est quelque chose que j’éprouve de plus en plus. Qui me donne plus de force et de liberté.
Il m’est difficile de définir mon rapport à ce que j’écris, que je vois comme des livres séparés les uns des autres par les années, par les choses de ma vie. Les deux jours du colloque, ce volume qui rassemble ce qui y a été dit, « solidifie » en une totalité, en « oeuvre », l’ensemble disjoint de mes textes. Une totalité traversée de lignes, de sens multiples. Je pense que la réception critique de mon travail sera modifiée justement dans la mesure où celui-ci apparaît comme tel, à la fois un et complexe, et non plus réductible, par exemple, à la littérature de confession ou à l’autofiction.
Je voudrais revenir sur un point important : en ne reconnaissant pas à la critique le pouvoir d’agir sur ma pratique d’écriture, je ne lui dénie pas, loin de là, un rôle dans l’évolution de la littérature, non plus qu’un pouvoir heuristique. Non seulement elle est créatrice de sens, mais aussi de formes – ce serait un long sujet à développer, je citerai seulement l’exemple désormais célèbre de Doubrovsky relevant un défi de Philippe Lejeune -, et, au-delà, elle participe, toutefois différemment de l’oeuvre première, d’une transformation du monde par son langage et ses outils d’analyse. Si je me retourne sur mon parcours d’écriture, je constate une action globale, diffuse, de la critique, mais je dirais que celle-ci agit d’autant plus sur moi que je n’en suis pas l’objet…
– Depuis cet ouvrage collectif, quels sont les essais ou articles qui t’ont marquée ?
– Je n’ai pas connaissance de tout ce qui a été publié depuis ce volume-ci. Dans ce que j’ai lu, j’ai tendance à me souvenir de ce qui m’a donné une émotion, un remuement de choses affectives. En font partie, par exemple, ce qu’a écrit Pierre-Louis Fort dans Ma mère, la morte (Imago, 2007) et Dominique Barbéris dans la revue Tra-jectoires (n° 3, juin 2006) sur la parataxe dans La Place.