[Dossier Espitallier - 1] Jean-Michel Espitallier, L'invention de la course à pied (incipit)

[Dossier Espitallier – 1] Jean-Michel Espitallier, L’invention de la course à pied (incipit)

janvier 12, 2013
in Category: créations, UNE
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Le nouvel opus de Jean-Michel Espitallier paraissant peu après que nous avons décidé de lancer ce work in progress, commençons in situ : découvrons avec quatre jours d’avance le début de cette Invention

Jean-Michel Espitallier, L’Invention de la course à pied, Al dante, commandable d’ores et déjà sur le site de l’éditeur, en librairie le 16 janvier 2013, 48 pages, 9 €, ISBN : 978-2-84761-802-0.

 

L’homme est ainsi fait qu’il passe son temps à inventer des choses qui ne lui servent strictement à rien. Disons plutôt qu’il ne se contente pas de se conformer à l’axiome un peu plan-plan reproduction + survie, autrement dit besogner maman et se bâfrer comme un goinfre. Ce serait à la longue un peu limité. L’homme n’est pas un animal. Raie de côté, collection de sous-bocks, travers de porc braisé au romarin et sa fricassée de petits légumes, césure à l’hémistiche, balles dum-dum, stradivarius et bain moussant, l’homme passe son temps à inventer des choses qui ne lui servent strictement à rien. Voilà, pourquoi, entre autres, l’homme, qui n’est pas un animal, n’est pas un animal.

Mais l’homme, qui n’est pas un animal, est pourtant capable – c’est trop bête ! – de se laisser mourir d’ennui dans un bureau huit heures par jour, cinq jours par semaine pendant quarante-deux ans aux seules fins de se payer une Mégane qui le conduira au bureau. Comme on le voit, pas toujours très malin. Mais c’est ainsi. Corriger le tir ou se donner du courage, amuser la galerie et se laver à l’eau chaude. L’homme n’est pas un animal. À la longue, pourtant, l’inutile finit par lui devenir indispensable. C’est le début de la résistance. En même temps que de l’aliénation.

Dans le catalogue des actions étrangères à l’axiome reproduction + survie, figure l’art de s’agiter tout seul dans son coin ou en bande organisée, pour pas grand-chose, et disons même pour trois fois rien. Par exemple, aller nulle part et en revenir, mais en se dépêchant, ou, pour le dire autrement, transpirer en faisant du surplace. Courir, en somme. Comme Zatopek.

Le fait est qu’un beau jour, un type, au fond des âges, « quand le temps n’avait pas encore de barbe » (Lichtenberg), un type donc se met à courir. Et à courir pour rien. Point de message urgent à remettre en main propre, aucune bestiole furibarde à mâchoire-cisaille lancée à ses trousses. Il n’a pas même l’air d’être en retard vu que, de toute façon, en ces temps reculés, personne ne paraît très pressé d’inventer le rendez-vous. Non, un type un jour se met à courir, pour rien, tout seul comme un grand, et il trouve ça absolument extraordinaire.

Il faut dire aussi qu’il ressentait depuis pas mal de temps, dans tout le corps, comme une petite asphyxie musculaire – démangeaisons, chatouilles, fourmillements divers –, délicieuse mais, à la longue, un peu énervante. Un beau jour, ça n’a que trop duré. Il passe à l’offensive et met le cap sur la grande opération de soulagement. Purger sa propre viande. Expulser son corps hors de son corps. Et se lancer dans la sculpture physique.

Au fond, il en avait besoin depuis la nuit des temps. Il en avait besoin mais ne le savait pas. Et ne le sachant pas, il n’avait jamais eu envie d’en avoir grand besoin. Ignorant qu’il en avait envie mais sans réelle envie de vraiment le savoir. Et donc, sitôt senti en lui vibrer le phénomène, il eut très vite envie d’en avoir grand besoin, super besoin d’en avoir très envie, très très envie d’avoir envie de le savoir. Et le sachant, sachant qu’il avait très envie de ce besoin d’envie, il inventa sans le savoir quelque chose de spécial qu’un jour des gens qui n’y connaissaient rien appelleraient le vice. Et de cette envie d’avoir toujours envie, il aurait très envie de ne pas trop savoir qu’il en éprouverait toujours plus le besoin.

Avec les moyens du bord, et sans paraître y réfléchir (il ne sait pas encore qu’il en a très envie, n’éprouve nul besoin d’avoir envie de le savoir), le voilà qui active son dispositif muscles + os + viscères qu’il a reçu à la naissance, y installe des petits ressorts virtuels fabriqués dans sa tête, comme s’il avait fait ça toute sa vie, et projette le tout ailleurs, hors de son corps, dans son âme qui vole à faible allure juste au-dessus de lui à distance respectable, façon auréole de saint des peintures anciennes. Il court. Pour courir. Et invente l’amusement qui fait suer.

La nouveauté – certes bien expérimentale, encore – ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd. En effet, un beau matin, force est de constater qu’il n’est plus vraiment seul à s’agiter la viande. Trois, puis quatre, puis cinq, puis six, puis plus encore se retrouvent à courir ensemble, ou à courir séparément mais au même moment, ou à des moments différents, mais à courir pour rien, et pas toujours séparément. C’est au fond ce qui les réunit. Alors, dans l’archaïque apesanteur des époques lointaines, on sent poindre un début de commencement de grand bond en avant qui va s’amplifiant à la vitesse d’une petite foulée. Et chacun bientôt de conclure que, courir pour rien, eh bien, c’est quelque chose !

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rédaction

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2 comments

  1. Patrick Varetz

    Comme Zatopek. Dans Courir, de Jean Echenoz, ce brave Émile ne sait pas pourquoi ni après quoi il court. Il court. Et le fait est qu’il court plus vite que tout le monde. C’est comme dans Ravel, du même, ce brave Maurice ne sait pas pourquoi il fait de la musique. Il compose. Et le fait est que sa musique — surtout le Boléro — court plus vite que les autres.

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