Pour ce dernier volet du triptyque consacré à Patrick Varetz, retour sur son fascinant premier roman : Jusqu’au bonheur, P.O.L, 2010, 250 pages, 14,90 euros, ISBN : 978-2-84682-355-5. [Lire le deuxième volet, un entretien intitulé "Nouvelles d’outremonde"]
"A la folie du monde, à sa futilité adolescente, nous opposons le désespoir de la matière" (p. 193).
Jusqu’au bonheur, le bonheur pour tous, lénifiant et égalitariste… voilà où ont toujours voulu nous conduire les religions comme les sectes et les idéologies économico-politiques. Et malheur à tous ceux qui refusent de se conformer au mode de vie dominant, aux modèles convenus d’hédonisme ou d’eudémonisme ! Malheur à tous ceux qui ne sont pas "cools", qui ne se résignent à aucune béatitude – fût-elle hypermoderne ! Malheur aux asociaux, aux marginaux et aux anticonformistes qui ne remettent pas leur destin entre les mains des spécialistes patentés du bonheur, des "chantres de l’hygiène" ou des "zélateurs de l’orthodoxie scientifique" (214) ! Car il faut être bien coupable pour ne pas être heureux…
"Au XXIe siècle, la fabrique du Bonheur sera médicalement religieuse ou ne sera pas", semble nous confier Patrick Varetz dans cette singulière dystopie dont les six titres sont empruntés à la Genèse et "la description des symptômes de l’inanition" comme "celle de la putréfaction des corps dans l’eau doivent beaucoup au Précis de médecine légale de Lacassagne et Martin (Masson et Cie, 1921)".
Théorème de Kuzlik : "Au terme de ses six renoncements, l’être inquiet retourne au bonheur et au néant" (exergue).
"Un Mâle et femelle (Je renonce à fructifier, multiplier et remplir la terre)."
"Deux Tous les êtres vivants (Je renonce à assujettir rampants, poissons et volatiles)."
"Trois Des lustres aux plafonds du ciel (Je renonce aux signes, aux rendez-vous, aux jours et aux ans)."
"Quatre Terre (Je renonce à l’herbe semant semence, à l’arbre-fruit faisant fruit)."
"Cinq Ciels (Je renonce à séparer les eaux et entre les eaux)."
"Six Lumière (Je renonce au jour et à la nuit)."
CQFD.
Un univers fantastique
"Ici, une nouvelle civilisation semble vouloir se propager, mais qu’advient-il dans l’ancien monde ?" (25), "Sommes-nous détenteurs d’un secret que nous ignorons ?" (31), "Suis-je à ce point monstrueux que l’on m’ait dérobé à la vue de mes compagnons ?" (59), "tout ce que j’ai vu jusqu’ici, depuis mon arrivée, est-il suffisamment réel pour que je m’y accroche ?", "Qui suis-je ?" (119), "Qui suis-je donc pour dévier le cours d’un courant de pensée novateur, pour enrayer le flux de l’Histoire ?" (181)… Telles sont quelques-unes des questions que se pose un narrateur qui a perdu sa fonction auctoriale. Mais qui parle au juste ? La voix centrale, si l’on en croit la confirmation finale : "cette voix qui vous rend des comptes depuis le début et à laquelle je me résume désormais" (216)… Mais d’où s’origine-t-elle, cette voix ? Quel est ce "je" ? Le doute n’est pas définitivement levé : avons-nous affaire à la voix d’un narrateur qui s’exprime au travers du corps de Caudron ou à la voix de Caudron qui a pris possession du corps du narrateur ? Le motif du double ressortit à une écriture fantastique qui se caractérise par son ambivalence même : est-ce réalité ou cauchemar ? ce témoignage est-il pur délire paranoïde, voire schizoïde ? Entendons-nous une confession ou sommes-nous témoins d’une hallucination ? De même, quel est cet ici ? Une "usine à merde" (23), un hôpital psychiatrique, "un camp de réhabilitation mentale" où évoluent des "rats de laboratoire" (p. 139 et 19)… un enfer post-apocalyptique ?… Ce qui est inquiétant, c’est que "la civilisation qui se développe ici se prépare à survivre pendant plusieurs siècles" (219 ; nos italiques)… Le jeu des pronoms nous donne tout autant le tournis : Je/Vous, Je/Tu, Je/Il(s) – le "On" étant réservé au pouvoir aveugle. Ce qui est certain : "tout se déroule comme dans un rêve" (29)…
Une dystopie moderne
Jusqu’au bonheur est une dystopie nourrie de l’histoire littéraire et artistique (Kafka, Nausée sartrienne, fictions concentrationnaires,… on songe également, entre autres, au film d’Alain Resnais, Comme un roman, etc.) et de l’Histoire apocalyptique propre à "l’étrange XXe siècle" (167). Y abondent les références à la barbarie nazie et plus généralement à l’expérience concentrationnaire : à l’occurrence du terme très connoté de "épuration" (69) s’ajoutent le triomphe de la bourreaucratie, le dévoiement de la médecine, la déchéance physique et morale de captifs qu’on affame, qu’on interroge, voire qu’on fait disparaître : "Quand l’un d’entre nous est trop faible, trop anémié, deux sbires viennent à la nuit le déloger de sa couche. Où l’emportent-ils, ce paquet docile ? Et quel sort lui réservent-ils ?" (17)… Le totalitarisme soft consubstantiel à la société du spectacle n’est pas en reste, avec l’intégration de la recherche médicale dans le "cirque médiatique" (221)… Dans cet univers où le totalitarisme repose sur la programmation médicale du bonheur collectif, l’expérience est menée jusqu’à la transparence absolue des corps et des âmes. Les moyens employés : la privation de nourriture et la confession totale. Mais est-il possible de tout dire ? Et l’écrivain de rejeter, en un temps où le grand déballage est à la mode, le fondement même de toute autobiographie traditionnelle : "Et si j’acceptais de tout vous dire ? Et si je rassemblais mes idées, avec ce sursaut de malhonnêteté de qui s’apprête à croire ses propres fables ? Et si j’entamais le récit des faits, au risque parfois de simplifier abusivement ou de succomber par facilité à quelque lieu commun ?" (60).
Contre les chimères particulières des aspirants au bonheur, le docteur Kuzlik prône la désindividuation par renoncements successifs : pour lui, l’harmonie sociale comme la félicité individuelle ne peuvent s’atteindre que par un sacrifice absolu, c’est-à-dire l’abandon de toute illusion, de toute pensée et de toute caractéristique singulière ; reprenant insidieusement à son compte la perspective schopenhauérienne, il exige de ses patients le renoncement à leur volonté de puissance pour les conduire au nirvana. Le bonheur est dans la néantisation de soi – dans le Grand Décervelage… D’où une ascèse négative, un contre-apprentissage qui ne peut que conduire à une régression infantile : "notre appartenance sociale, notre âge, notre orientation sexuelle et notre religion ne nous sont plus des handicaps pour nous retrouver, pour nous étreindre. Le bonheur n’a jamais été aussi proche, la félicité aussi palpable" (208) ; "Je ne veux plus grandir, mais demeurer à l’âge idiot" (237)…
La malédiction de l’homo absurdus
Jusqu’au bonheur est une fable sur l’aliénation contemporaine. Chaque cobaye découvre le tréfonds de l’humanité : la soumission/compromission. Car telle est l’erreur, pour ne pas dire la faute, de tous les dominés, individus ou peuples dans leur intégralité : "Nous sommes des moins que rien, prêts à épouser la première thèse venue, avides de recouvrer le sens de nos existences" (27). Être aliéné, c’est renoncer à prendre en charge la communauté comme le sens de sa vie et du monde. D’où le triomphe d’une sorte de Nausée kafkaïenne : la vie devient d’autant plus absurde qu’on accepte de se métamorphoser en cloporte. Le ressort moderne de l’aliénation, c’est la culpabilité. Une culpabilité d’autant plus angoissante que diffuse et insensée : quelle(s) faute(s) les reclus du docteur Kuzlik doivent-ils expier ? De quoi l’homme moderne est-il coupable ? De la même façon que le narrateur se perçoit comme une vermine devant son Père, l’ensemble des détenus se sentent écrasés par le système normatif. Ainsi ce roman prometteur de Patrick Varetz met-il à nu les mécanismes sociopsychologiques de l’aliénation, nous amenant à nous interroger sur les interactions entre les pôles des antinomies Je/autre, bourreau/victime : être aliéné, c’est adopter le rôle de la victime qui s’appréhende par le biais de son bourreau ; c’est voir le monde à travers les attentes des autres – et donc régresser au stade infantile.