Les failles d’un livre ambigu :
retour sur Retour à Reims de Didier Eribon (Fayard, 2009)
Suite à l’article d’Annie Ernaux sur Retour à Reims de Didier Eribon, texte grâce auquel, en mars 2010, j’ai lu ce livre, puis suite au texte récent de Fabrice Thumerel sur ce même livre, j’ai eu l’envie d’écrire à mon tour quelques notes sur Retour à Reims, non pour en faire un compte rendu ou une analyse mais plutôt pour tâcher de m’expliquer un sentiment contradictoire : celui du malaise qui avait accompagné la satisfaction que m’avait procurée cette lecture, malaise curieusement renforcé par la sympathie que m’inspiraient ces pages…
Les satisfactions
La première d’entre elles est sans doute due à la manière et à l’intelligence avec lesquelles Didier Eribon place son existence sous le principe de ce qu’il nomme lui-même une ascèse : "un travail de soi sur soi" – cela à la lumière de la célèbre phrase de Sartre (dans son livre sur Genet) : "L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous." Puis satisfaction aussi de quelques très belles pages que l’on trouve tout au long de Retour à Reims, notamment sur la psychanalyse et le marxisme [« débarrasser la pensée critique et la radicalité émancipatrice non seulement du freudo-marxisme, mais aussi, et avec tout autant de fermeté, du marxisme et de la psychanalyse, de l’"hypothèse communiste" et de l’hypothèse lacanienne », en page 206] et à quelques dénonciations comme celle-ci : "Comment, dès lors, soit dit en passant, ne pas déplorer la sinistre régression que représente le retour sur la scène intellectuelle aujourd’hui de ces vieux dogmatismes figés et stérilisants, et, bien sûr, très souvent hostiles au mouvement gay et aux mouvements sexuels en général ? – un retour qui semble avoir été produit et appelé comme son envers solidaire dans un même paradigme politique par le moment réactionnaire que nous traversons depuis de longues années déjà", également en page 206], ou encore toutes les pages sur la double honte de se dire fils d’ouvrier et homosexuel, et pourquoi la honte est-elle plus forte concernant cela que ceci (encore que Didier Eribon n’aborde pas vraiment le fait que la "honte" de se dire ou plutôt de se penser homosexuel découle justement du fait d’être fils d’ouvrier – cette situation sociale permettant le penser sans en permettre le dire).
Enfin, tout simplement satisfaction par l’existence même de cet essai et sa place dans la production littéraire (et intellectuelle) d’aujourd’hui : aborder frontalement la question des classes sociales dans un livre qui cultive l’ambiguïté en s’apparentant à la littérature autant qu’à la sociologie suffit à donner à la publication d’un tel livre une position exemplaire.
D’où vient donc, alors, le malaise ?
Si la littérature peut intégrer (parfois) sans dommage (chez les plus grands, je pense à Baudelaire, à Proust, à du Bouchet…) la théorie à l’œuvre, il devrait pouvoir en aller de même en sens inverse lorsqu’un essai, qu’il soit de philosophie (notamment Pascal, Rousseau…) ou de sociologie et de théorie critique (Baudelaire encore pour celle-ci…), investit délibérément la littérature. Eh bien justement c’est non de cette ambiguïté de Retour à Reims (entre essai de sociologie et œuvre littéraire), mais des failles et, disons-le, de l’échec dans la maîtrise de cette ambiguïté que vient le malaise que j’invoque ici…
En se fondant sur un vécu singulier (le sien) et procédant à une démarche autobiographique (auto-socio-analytique), Didier Eribon, quoiqu’il ne le revendique pas, se tourne vers la littérature – il se trouve confronté ainsi à sa matière propre et inscrit son livre dans son champ. Et c’est dès lors le projet même du livre qui est mis en cause, car le lecteur attend nécessairement de cette autobiographie ce que la littérature se doit d’apporter et le plus souvent apporte seule : une dimension subversive – que n’offre à aucun moment Retour à Reims. L’écriture en effet, ici, n’y est qu’un outil (quoique élégamment manié), un simple moyen d’éclaicissement et de démonstration, d’aveux (dont l’auteur, par ailleurs, tire, le plus souvent, les bénéfices), et se trouve ainsi réduite à une expérience du sens sans échappée ni rythme, sans abîme surtout, où le tremblement, l’incohérence et la terreur des mots font place à un contentement qui ferme et rassure au lieu d’ouvrir à une interrogation sans fin.
C’est que notre interrogation du monde s’ouvre par les mots de la littérature à l’angoisse et la stupeur d’une interrogation de soi non close, béante sur un gouffre de l’être toujours à l’œuvre quelle que soit la lucidité acquise par le savoir ou l’expérience vécue – abîme noir à partir duquel se noue une inquiétude, elle-même source non seulement d’angoisse créatrice mais surtout de subversion. Celle-ci ne résidant nullement dans la relation des faits du récit, pas plus que dans le positionnement idéologique de l’auteur ou dans la clarté de l’intelligence de soi (toutes qualités dont fait indéniablement preuve Didier Eribon) mais dans l’interrogation, l’ouverture, l’énoncé poétiques du gouffre insondable de l’inachèvement de soi et son inacceptable.
Dans son livre, bien au contraire de cela, Didier Eribon nous offre un processus rassurant qui semble achevé car absolument maîtrisé – ou dont les échecs et les manques seraient d’une certaine façon largement acceptés parce que si bien analysés et compris, si bien intégrés au vécu (si ce n’est à la pensée même) qu’on ne les perçoit plus que sous le seul angle du constat intellectuel, quasi objectif, scientifique. Tout cela nous étant donné avec une clairvoyance et une lucidité qui offrent dans le même temps qu’une grande limpidité de lecture un appauvrissement évident de l’approche de l’être ainsi achevé et clos dans son questionnement.
Là où, par exemple, car Retour à Reims a une dette envers eux, les livres d’Annie Ernaux (notamment La Place, Une femme, La Honte, Les Années) attisent une interrogation inquiète, infinie, irrémédiable entre le questionnement de soi et soi-même, et ouvrent ainsi à la permanence d’une inquiétude subversive, le livre de Didier Eribon rassure… Mais la littérature n’est pas faite pour rassurer (ou l’on tombe alors dans le bain de la "littérature bourgeoise" de divertissement – 9 livres sur 10 –, ce qui n’est évidemment pas le projet de Didier Eribon). La littérature naît et ne se fonde que sur l’inquiétude d’où elle provient et qu’elle transmet. C’est en ce sens d’ailleurs qu’à bien des égards la pensée toujours si claire, si libératrice et rassurante (d’intellectuel-de-gauche-engagé-dans-le-bon-combat) de Sartre, tombant toujours du bon côté auprès des exclus de l’Histoire, ne lui a permis de comprendre ni Baudelaire ni Bataille – autrement plus subversifs que lui pourtant ! La littérature ne transige pas : elle ne laisse aucune place à la contemplation finalement plutôt satisfaite du parcours de celui qui prétend la servir – elle ne conduit jamais, dans son essence même, qu’à l’échec baudelairien.
Cette contradiction majeure montre que l’élan subversif ne peut seulement naître ni se satisfaire d’une maîtrise des mécanismes d’oppression sociale et d’une compréhension des questions de pouvoir, pas plus qu’il ne résiste à une belle compréhension de l’analyse de soi – il suppose d’abord, et disons-le surtout, l’adhésion profonde à un désordre. L’adhésion paradoxale, à la fois voulue et refusée, à un désordre (social, physique, mental) que la pensée n’approuve pas mais vers lequel irrésistiblement elle se précipite – essor né de la chute dont témoignent si magnifiquement Les Fleurs du Mal, mais bien d’autres œuvres fort diverses, à la subversion persistante : Histoire du l’œil, Lumière d’août, Notre-Dame des fleurs… ou plus près de nous : L’Usage de la photo, d’Annie Ernaux. Nulle subversion ne peut naître du souhait et de la réalisation d’une reconnaissance – celle-ci fût-elle amplement "méritée", et justement parce qu’elle le serait – et moins encore sans doute d’une adhésion. Or qui, à la lecture de Retour à Reims (à part les oppresseurs, les fachos, les racistes, les homophobes, en un mot les imbéciles… ça fait quand même du monde !), ne voudrait être l’ami de Didier Eribon ? quel repos pour l’esprit que cette "réconciliation" avec le monde des hommes ! chacun voit bien qu’il n’en va pas si facilement de même avec Bataille ou Genet… Cette absence de désordre et l’absence qui en découle d’élan subversif sont ainsi pour moi les grandes faiblesses de ce livre par ailleurs si spontanément attachant.
Mais pourquoi, me direz-vous, vouloir absolument faire œuvre subversive ? parce que toute pensée véritable porte en elle une part première et irréductible de subversion. Voilà pourquoi votre fille est muette…
A l’aube du siècle dernier – si justement chargé d’un héritage de culpabilité –, l’immoraliste Gide nous avait prévenus : "on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments"…