[entretien] Alain Jugnon, de La soeur des anges à Contr'Un

[entretien] Alain Jugnon, de La soeur des anges à Contr’Un

décembre 19, 2007
in Category: entretiens, UNE
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[Entretien avec Alain Jugnon, qui dirige la revue Contr’Un dont nous avons parlé ici-même il y a peu. Cet entretien vise à comprendre non seulement l’articulation entre La soeur des anges qu’il a codirigé avec Matthieu Baumier et Contr’Un, mais aussi en quel sens il y aurait une forme de nécessité à la revue philosophico-politique en cette période, à l’instar d’autres revues, auquel d’ailleurs il participe comme Lignes qui a fêté ses vingt ans.]

[Philippe Boisnard] Vous venez de lancer une nouvelle revue, Contr’un aux éditions Le Grand Souffle, auparavant vous vous êtes occupé de la revue La Sœur de l’Ange : depuis combien de temps, êtes vous actif dans la publication des revues philosophiques, ou qui croisent les enjeux littéraires et philosophiques ? Quel a été le parcours qui vous a conduit à une telle prise de parole dans un champ éditorial, qui reste cependant assez confidentiel en France ?

[Alain Jugnon] Je suis au travail, fabricateur d’une revue puis d’une deuxième, depuis fin 2003. Disons que La Sœur de l’Ange fut le résultat objectif d’une rencontre alors que Contr’un est le fruit d’une décision individuelle. Matthieu Baumier et moi avons, en octobre 2003, eu l’idée d’une revue qui « prendrait sur elle » le parlement contradictoire et juxtaposé de toutes les pensées : nous avons beaucoup parlé à l’époque du poètre René Daumal (pour nous retrouver) et en même temps de nos auteurs : les Nietzsche, Debord, Artaud chez moi, Bernanos, De Maistre, Eusèbe de Césarée chez lui… nous voulions cette guerre-là pour avancer et savions avoir à publier/lire ensemble Toni Negri et Ernest Hello, Daniel Bensaïd et Pierre-André Taguieff. C’est ce que nous avons fait. A travers cinq numéros (aux éditions A Contrario pour 3 livraisons puis aux éditions Le Grand Souffle, pour les deux suivantes, jusqu’en mai 2007), de « à quoi bon l’art ? » à « à quoi bon résister ? », nous avons brusqué toutes les pensées dans le politique, dans l’esthétique, dans l’éthique et dans la morale. La Sœur de l’Ange s’est brisée de cette agitation-là, de cette tension et ce forçage : née dans la mise en scène de la fracture de la pensée, elle a revécu l’histoire de toutes les fractions (effractions), la division et parfois la petite guerre des factions (j’ai décidé de quitter le comité de rédaction de La Sœur de l’Ange après la parution de son n°5, ce comité décidant de son côté de quitter son dernier éditeur). A ce titre, je me suis, avec Matthieu Baumier, chacun pour soi-même, « fractionné », produisant cette revue malgré tout : on aura compris que Matthieu Baumier et moi, nous étions au cœur du travail comme un diable et un bondieu, une sœur et un ange, ou comme une droite et une gauche mais radicalement l’une en l’autre. C’est ainsi : l’idée de Contr’un n’est pas née en moi contre La Sœur de l’Ange mais alors que nous travaillions en plein à la poursuite de cette revue malgré le changement d’éditeur (dès 2006). Avec Contr’un, je voulais, moi, individualiser les choses, retrouver, le forgeant à neuf, un point fixe : l’individu ; il s’agit avec Contr’un de discerner toujours dans les textes et dans les pensées l’instance et la prégnance que je nomme aujourd’hui individuiste (faute de mieux, je déteste tous les individualismes) ; de fait et passant du travail pour La Sœur de l’Ange au travail pour Contr’un, je continuais la même entreprise d’agitation du bocal des individus : nous n’étions évidemment pas d’accord Matthieu Baumier et moi sur cette force-là, majeure, de l’individu dans le dispositif du débat intellectuel contemporain : nos oppositions se radicalisant au cœur de La Sœur de l’Ange se jouait souvent sur le mode du choix, justement, des individus à interpeller et à solliciter. Je pense qu’avec l’individu, le contributeur, l’auteur de l’article, c’est toujours l’homme qu’il faut faire venir, pas le militant, pas le croyant, pas le chercheur, pas l’inspiré, pas l’encarté (conscient ou inconscient), pas la créature ; nécessairement le créateur. Je suis un incorrigible enfant de Prométhée et ma chasse à l’homme, je le vois ainsi, peut bien être une mystique (clin d’œil à mon camarade Dominique de Roux), elle est aussi une hommerie : mon individualisme est un humanisme (suis-je le dernier ?). Le champ éditorial en question, pour moi, si situe en ces contrées : humanisme ou pas ? Toute revue, aujourd’hui, retravaille la question, la seule politique et morale, de l’individu : prenons en compte la cuisine et ce qu’il faut pour fabriquer une revue, considérons le travail, l’enjeu avec le jeu, l’effort et les comptabilités, alors nous verrons que le parlement de toutes revues, à l’époque de Nicolas Sarkozy, est plus que jamais une prise individuiste de toutes les bastilles collectivistes, je veux dire capitalistiques et monothéistiques.

[PB] Quand on observe Contr’Un ou La Sœur de l’Ange, ce qui ressort c’est la porosité des frontières : aussi bien au niveau des genres, qu’au niveau politique, avec des auteurs qui proviennent d’horizons différents, aussi bien de la gauche radicale, que de la nouvelle droite. Comment définissiez-vous cette exigence de porosité, de mise en tension de catégories qui à première vue paraît opposée ? Est-ce que cette exigence d’ouverture des opposés, vous amène à former un jugement sur ce qui se fait dans des revues cloisonnés ou hyper- spécifiques ? Est-ce que cette exigence de porosité serait historiquement nécessaire ou bien serait-elle bien plus en relation avec une nécessité trans-historique ?

[AJ] Je pense qu’entre autres choses plus floues, moins visibles, La Sœur de l’Ange a démontré dans chacun de ces numéros que si du côté de la gauche radicale il y a, comme toujours, une pensée à l’œuvre et en acte, par contre du côté de la droite, il n’y a que de la droite littéraire ou littérale, quelque chose comme le roman de la droite, jamais depuis 1945 une « philosophie » de droite (qu’ils le disent, l’écrivent et nous en déciderons) : nous sommes avec ces auteurs-là dans le monde de la posture, du jeu d’influence, de la mise et de la pose ; le travail au corps des pensées de La Sœur de l’Ange a démontré cela : la pensée de droite veut s’établir dans la pensée mais elle ne peut le faire qu’après la littérature de droite des années trente à cinquante (Drieu la Rochelle, Bernanos, Maulnier, Mauriac, Boutang) ; cette droite veut aujourd’hui s’accrocher à la philosophie, à la sociologie, à l’anthropologie mais aucun de ses moyens traditionnelles ne peut même rendre possible la chose ; la pensée de droite n’existe pas puisque la droite qui pense fait de la littérature. Il y a un personnage qui est symptomatique de cette maladie droitière (une maladie de la mort et un nihilisme, pas une décadence, car l’habitus en question est rendu inconscient, parfois honteux), c’est Philippe Muray : ce grand écrivain était un petit politique et donc un piètre penseur car il rêvait des livres ou des textes avant que de constituer des rêves et des mondes. J’ai un grand respect pour cette droite perdue : elle construit ma gauche, comme elle m’a rendu possible un travail pour la pensée et de la pensée dans La Sœur de l’Ange. Donc, à mon sens, et pour ce qui est de mon activité, il n’a pas été question dans La Sœur de l’Ange d’agencer des éléments de pensée selon leur porosité, non : il fallait que l’un mine l’autre et affronte sans mixage, sans transfert, sans jeu de miroir aucun, son Autre : car dans chaque numéro l’autre y était. C’est toute l’incroyable puissance du projet de La Sœur de l’Ange : l’autre était au rendez-vous et l’autre était de tous les rendez-vous que la revue mettait en scène. Grande partie, grand drame de toute pensée parce que contemporains nécessairement, un jeu absolument déréglé et constituant à la fois. Au regard de ce qu’a réalisé La Sœur de l’Ange, les petites manipulations d’un Alain Finkielkraut autour de la figure de l’Autre, c’est de la petit eau de pisse-froid. On peut dire, par rapport à cela, que Contr’un, qui porte comme sous-titre : la revue des individus au carré, forcera cette contemporanéité de toute pensée se pensant, par le biais de la démultiplication des individus et en assumant la présence individuelle, en leur nom, et dans la vie-même des contributeurs, : Contr’un ne joue plus, le jeu est dévoilé, il est pipé : l’autre est en chacun et à ce moment-là on pourrait dire que La Sœur de l’Ange sera toujours à l’intérieur de chaque auteur de Contr’un. Avec Contr’un, disons que je prométhéise La Sœur de l’Ange

[PB] Vous avez dirigé aux éditions Le Grand souffle, 22-avril, Ceux qui préfèrent ne pas. Vous avez réuni de nombreux penseurs et écrivains qui ont une oeuvre importante en cette époque. En quel sens il était selon vous nécessaire de mettre en avant cette préférence pour un retrait de cet acte dit médiatiquement « démocratique » ?

[AJ] Avec Contr’un, aujourd’hui-même, j’essaie de dépasser le geste du « préférer ne pas », geste à l’origine de ce livre collectif de mars 2007. On nous parlait encore d’élection (rassurons-nous, on nous en reparlera, mais la scène est autre, je crois), alors que je sais que nous sommes nombreux à penser tragédie et individu en acte. Ce livre aura été en quelque sorte un cent mètres couru à fond, l’un à côté de l’autre, par une vingtaine de personnes humaines chargées de honte pour certains, de colère pour d’autres… le cent mètres en question nous a donné la cadence et le rythme : il faut aujourd’hui, fin 2007, passer à la danse (nietzschéenne bien sûr), il faut pouvoir croire que nous ferons d’autres cent mètres endiablés et que ceux-ci parviendront même à nous faire courir des deux cents mètres et pourquoi pas le tour du stade en dix secondes : on ne sait pas ce que peut un corps, et l’on sait que c’est bien d’un corps qu’il s’agit toujours ; lorsque corps pourra, Sarkozy finira… Pour finir, et si vous me le permettez, Philippe, je vous donne ici une partie du texte que j’ai écrit pour le journal « Le sarkophage » (n°3, novembre 2007, dirigé par Paul Ariès), car il y aura toujours dans Contr’un, quelque chose d’essentiel contre « lui »…(ce sera ma contribution à une conception philosophique de l’époque)

« Nicolas Sarkozy est une personne qui en veut à nos personnes. Ce président aime donner la sensation que c’est entre « lui » et « nous ». Ainsi ce président s’intéresse personnellement à la république, car il préside, c’est son pouvoir, car il regarde en direction du pays, et il y voit une république, tout un ensemble d’affaires personnelles en cours : en regardant, il perçoit l’état de l’Etat. Tout cela en regardant, simplement en regardant. Pour Nicolas Sarkozy, la vie au pouvoir est simple. Comme un coup d’œil.
Les français depuis mai 2007 sont mis en scène par le président comme les personnes qui constituent l’état actuel de la France. Ces personnes ont un nom dans l’esprit du président : les Français. Ce pays a une image dans l’âme du président : la France. Nicolas Sarkozy, en parlant, en lisant, en regardant, en pensant croit en cette image et sait que les Français existent et qu’ils sont la France. Voyons voir : nous sommes donc vus par le président. Ici les mots prennent tout leur sens politique. Biopolitique plutôt : on pensera à l’intérêt pour la santé du Français, pour ses déplacements, pour son alimentation, pour sa famille et pour son activité travaillée. Est biopolitique la manière de dire qu’il faut libérer le travail. Libérer le travail, de prime abord, mais pas l’homme, pas le travailleur. Ou bien libérer le transport (cela fonctionne de la même manière), ou encore : les médicaments, l’école, la famille, le pays, la vie-même. On se demandera alors ce qui est libéré quand ces choses le sont. Voit-on bien le travailleur travaillant dans cette histoire, le professeur professant, le consommateur consommant, la victime victime. On se rendra compte que non (on a le mot mais on ne part avec la chose, nus que nous sommes), puisque rien n’est vu de ce qui ferait le point de vue du peuple : somme toute, il n’est plus de peuple. D’où l’aisance du personnage présidentiel et l’absence de la personne du travailleur. Le travailleur a disparu quand le regard présidentiel a été posé. Nous sommes une société de personnages sans personnes : cette scène se dessine en miroir de la phrase de Hannah Arendt qui disait que nous sommes une société de travailleurs sans travail. Problème, hiatus, écart, abîme entre ce que nous sommes (face peuple du biopolitique) et ce que nous montrons, quand nous sommes vus (face présidentielle du politique). Nicolas Sarkozy joue comme personne de cette illusion d’optique. Il nous voit et nous sommes vus. Dans sa tête. Coincés, défaits. Aliénés. Avec des regards de fous.
Avec ce président et cette république, nous en revenons à la grande époque platonicienne du politique, celle que Jacques Rancière décrit, dans Aux bords du politique, comme le « rassemblement haineux autour de la passion de l’Un » (du côté du pouvoir qui veut, qui dit ce qu’il fait et qui le fait) et comme « le rassemblement effrayant des hommes effrayés » (du côté du peuple qui n’en veut plus et n’en peut mais). Laisser Nicolas Sarkozy être regardant sur les choses et devenir le voyant personnifié de nos personnes, c’est se précipiter vers le bord non-politique de notre nudité biopolitique. Nous serons malmenés, nécessairement.
« L’anatomie et la physiologie actuelles sont telles qu’elles ont barré la porte, bouché l’entrée à ce pour quoi la vie est faite : un élément qui a été laissé au dehors et remplacé par la société, la famille, l’armée, la police, l’administration, la science, la religion, l’amour, la haine, l’arithmétique, la géométrie, la trigonométrie, le calcul différentiel, la théorie des quanta, la faillite de la science, la musique, la philosophie, la métaphysique, la psychanalyse, la métapsychique, le logos, Platon, par dessus Platon le yoga, dieu, le non-être, le pur esprit, le cosmos, le néant, l’univers, l’être, l’arcane imbécile des initiations, le contingentement, le système Taylor, le rationnement, le marché noir, la guerre, les épidémies, ce quelque chose donc qui a été laissé dans l’au-delà de nous-même, et qui fait que l’au-delà existe mais ne fait plus partie de nous-même, je veux dire de la physique intrinsèque, archaïque de notre anatomie » (Antonin Artaud)
A l’image, tel qu’en lui-même, Nicolas Sarkozy expose une anatomie et une physiologie qui font de lui, au-delà de l’homme spinoziste, l’athlète « désaffecté » décrit par Antonin Artaud, lui-même se présentant en 1946 comme détaché du dehors dont il consistait jusque là, défait de l’être qu’il fut et ne désirant rien de ce qui est possible, sinon l’impossible lui-même, mais hors de lui. Un personnage qui aurait perdu sa personne. Nicolas Sarkozy, lui, a fait de son personnage sa personne, en chair, en os : il est de haut en bas, à l’intérieur et à l’extérieur, en long et en large, le président de la république française. Pour Nicolas Sarkozy en 2007 (en 2008, en 2009, en 2010, etc.), tout est possible, sauf le possible lui-même. Nous serons toujours heureux de tout ce que l’on fait pour nous. Merci cher petit homme. Merci pour nous. »

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rédaction

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