“Un poète tout seul c’est un clou sans marteau” (AKENATON).
Chantier, lieu de transit, revue nomade, work in progress, “nom générique d’une entreprise collective”… DOC(K)S c’est tout cela. Fondée en 1976 par Julien Blaine et orchestrée depuis 1990 par AKENATON (Philippe Castellin et Jean Torregrosa), si l’on suit Philippe Castellin dans son DOC(K)S : mode d’emploi (Al dante, 2002), DOC(K)S se distingue dans l’espace des revues contemporaines par ses innovations conceptuelle, fonctionnelle, formelle et matérique. Sa structure rhizomatique – sa dimension fédérative et internationale – favorise la transgression des frontières artistiques ; s’inscrivant dans la mouvance de la postpoésie et de la sortie du livre, DOC(K)S est une revue multimédia qui défend les poésies expérimentales (poésie visuelle et sonore, poésie concrète, mail art, performance comme poésie action, écritures multimédia) et veille à l’autonomie de l’objet par une singulière sérialisation et une “co-présence modulaire et systémique” (chaque numéro se présente sous la forme d’un volume accompagné d’un CD audio, d’un CD-Rom ou d’un DVD, le tout entrant en interrelation avec le site).
Suite à la présentation du numéro spécial HUBAUT, voici l’entretien que m’a accordé Philippe Castellin – que je remercie d’autant plus qu’il n’en donne pas très souvent et qu’il est rare de bénéficier de réponses d’une telle densité.
DOC(K)S, édition AKENATON, 4e série, numéro 13/14/15/16, 432 pages + DVD, 50 € le volume ; 80 € l’abonnement (4 numéros).
► Offre spéciale aux lecteurs de LIBR-CRITIQUE = 48 € + frais de port gratuits pour toutecommande avant la fin de l’année à l’adresse suivante : DOC(K)S, édition AKENATON, 7 rue Campbell 20 000 Ajaccio (akenaton.docks2A@gmail.com).
"LA POÉSIE EST SANS ÉPITHÈTE" (AKENATON).
FT : Il y a quelque chose de Blaine – le fondateur de DOC(K)S – dans Hubaut, à qui la revue consacre son dernier numéro, non ?
PV : Ce qui les rapproche, c’est d’appartenir à ce que j’appelle "l’aire commune" des poésies expérimentales, aire à laquelle DOC(K)S s’identifie : volonté de dépasser les limites de l’écrit, volonté de traverser les frontières entre les secteurs de l’art, d’élargir la langue jusqu’au langage en lui incorporant l’image, le geste, le son, les paramètres contextuels, etc. Mais ceci vaudrait pour bien d’autres, jeunes ou moins jeunes, peut-être même, aujourd’hui pour la majorité des poètes, et il faut ajouter que chacun a sa manière propre d’investir ce territoire collectif pour y dessiner son parcours. Quant à Joël , on voit bien, dans ce numéro, que le versant plastique, la connexion au champ de l’art contemporain sont essentiels et s’articulent sur des aspects caractéristiques de son travail : utilisation de la photographie, travestissement burlesque et parodie par exemple, ou mise en cause explosive de la subjectivité, ce qui ne me semble guère être le cas s’agissant de Julien Blaine. Un poète, c’est une différence dans un champ.
FT : Sur ce dernier point, tu sais que tu n’as pas à me convaincre (rires)… Depuis la somme que tu as publiée sur DOC(K)S au début de la précédente décennie (DOC(K)S : mode d’emploi. Histoire, formes et sens des poésies expérimentales au XXe siècle, Al Dante, 2002), on a envie de te demander : quoi de neuf ? Quel bilan peux-tu dresser de son fonctionnement comme de son évolution conceptuelle ? Si la revue occupe toujours une position en marge du champ littéraire, quel est son positionnement théorique dans l’espace des pratiques expérimentales ?
PV : DOC(K)S a connu trois périodes qui correspondent aux changements ayant affecté « l’aire commune ». La première, dans la suite du mail art, est celle du nomadisme, de la découverte et de l’importation brute, brutale même, des poésies et des pratiques poétiques en provenance de tous les pays et cultures, à une époque où l’on avait tendance, en France notamment, à s’enfermer dans un tout petit ghetto, ultra parisien. La seconde, qui s’achève vers 1990, entendait manifester et les présupposés théoriques et la généalogie de toutes ces pratiques, désormais inscrites dans le paysage, en ébranlant du même coup la vision académique de l’histoire poétique, celle qui durant un siècle ou presque s’est échinée à présenter futuristes, dadas, constructivistes, concrets et tutti quanti comme des "marges" plus ou moins loufoques alors qu’ il s’agit d’un phénomène continu et majeur, comme on le constate aujourd’hui. La troisième période (dans le vocabulaire de DOCKS on dit "série") commence en 1990 lorsque Julien Blaine passe la main et qu’Akenaton (Jean Torregrosa et moi-même) se trouve en mesure et devoir d’imaginer, sans renier quoi que ce soit des axiomes de DOC(K)S, un nouvel horizon. Et ça a été la question des médias. Jusque là, même s’agissant de domaines et pratiques pourtant bien installées, par exemple la poésie sonore, DOC(K)SDOC(K)S était resté du côté du "papier" et cela nous est apparu comme un manque, ou, du moins, un verrou à fracturer. A la même époque se généralisaient des formes poétiques, la performance au premier chef, qui rendaient encore plus flagrant ce constat. Si l’on veut rendre compte (approximativement !) d’une performance, il faut passer par la vidéo. Sans parler bien sûr des objets poétiques droit issus du numérique, poésies programmées auxquelles a consacré un numéro entier en 1997, réalisé avec Alire, (Tibor Papp et Philippe Bootz) et doublé d’un CD Rom interactif et multi-plateformes qui était une première "historique" mondiale. D’où les CD et DVD qui ont désormais accompagné chaque publication papier, non comme un "supplément" ou un gadget style Pif-le-Chien, mais comme une fonction indispensable. Sur ce chemin, DOC(K)S est devenu une sorte de dispositif avec trois pôles articulés les uns sur les autres, sans redondance : l’imprimé, le CD ou le DVD, le Web enfin, que nous avons investi dès 96/97 avec le site DOC(K)S _ON_LINE. Je dis "sans redondance", car ce que nous avons pu constater dans la pratique (et j’ai essayé d’exprimer cela de manière plus théorique à diverses reprises*) c’est que les médias conditionnent le message poétique de façon fine, et surtout spécifique.
FT : Pourquoi, vu les coûts de fabrication des volumes et DVD/CD-Rom, ne pas être passé à une revue exclusivement en ligne ?
PC : En tout cas, pas à la suite de préjugés anti-numériques ; tu sais bien que je fais personnellement partie des poètes qui ont beaucoup travaillé dans ce domaine…** Mais à cause de ce que je viens tout juste d’indiquer en parlant des "spécificités". Il y a un ensemble d’objets poétiques, visuels ou verbaux, qui ne trouvent leur espace idéal que dans le livre, même si le numérique peut en offrir des ersatz. D’ailleurs, si j’ai été depuis longtemps sensible à ce que pouvaient offrir les nouveaux médias, il ne m’est jamais venu à l’esprit que, progrès ou fatalité, ils allaient se substituer aux autres. Là, par exemple, je viens de publier un conte pour enfant, un livre, un texte. Ce qui a changé, c’est que le livre n’est plus seul et que, désormais, le choix du papier ou du DVD ou du Web devient significatif, qu’il correspond à une intention et pas à une nécessité pratique. En fait, il s’agit d’une redistribution des fonctions, c’est ce que je voulais marquer tout à l’heure en présentant DOC(K)S comme un dispositif multi-modal. Alors c’est vrai, ça coûte cher. On fait comme on peut et surtout on fait tout ce qu’on peut : la maquette, les saisies, la programmation et la masterisation des CD ou DVD, la gestion du site, bref on va aussi loin que possible dans la chaîne de fabrication. Ce qui, soit dit entre parenthèses, est parfaitement conforme à la définition même de DOC(K)S qui, bien plus qu’une "revue", fonctionne comme un objet créatif de second rang. DOC(K)S, faut-l’-faire !
FT : La domination – pour ne pas dire l’institutionnalisation – de la “performance” et de la “poésie scénique”, qui a provoqué une polémique en 2009-2010 (Roubaud, Hapax versus Prigent, Sitaudis et Libr-critique) – de laquelle est né le volume Disputatio XXI (Hapax, 2010) -, a-t-elle modifié quelque peu la trajectoire de DOC(K)S ?
PV : La réponse est claire : NON. Mais il y a plusieurs choses. La première est cet article de Roubaud, dans Le Monde, article arrogant, perfide et provocateur. Là, aujourd’hui comme hier, je n’ai pas envie de répondre, à moins que, grâce à Mr Roubaud, je dispose du même espace que lui dans le même journal, et là j’ai des doutes, comme j’ai des doutes quant à la position institutionnelle, au sens propre, c’est-à-dire de pouvoir et d’argent, que j’occuperais, en tant que performer, puisque il m’arrive depuis bien longtemps de faire des choses qui relèvent de cette étiquette. Laisse-moi ajouter que, fréquentant très régulièrement les lieux et événements liés aux poésies contemporaines, sinon expérimentales, je n’ai pas l’impression que la performance, une fois distinguée de la seule lecture expressive – ce qui me semble un minimum… , y occupe cette place centrale que "l’institutionnalisation" marque ; j’aurais bien du mal, en France, depuis le décès des Polyssoneries de Lyon, à citer un seul espace ou événement spécifiquement dévolu à la performance et qu’on puisse qualifier d’institutionnel. Tu me diras que ça n’est pas de cela qu’il s’agit, mais du fait que le terme, l’étiquette de performance, sont désormais présents un peu partout ; en ce cas, parlons de "généralisation" ou de "banalisation" des pratiques performatives. C’est déjà un peu plus sensé, mais toujours très ambigu, hélas, ou très flou. Des performances, des performers au sens ou j’entends ces mots, ça ne court pas les rues ; en France notamment. C’est donc qu’il y a un malentendu, manifeste dans ta question : "poésie scénique", comme si c’était synonyme de performance, comme s’il s’agissait d’opposer lecture et lecture publique, et d’aborder la question de la performance de ce point de vue, comme une catégorie du "spectacle vivant", comme on dit. Ce qui est idiot, ou pervers. Outre que je pourrais citer des dizaines de performances qui n’ont rien de scénique, elles se passent dans l’intime, dans des lieux non institutionnels et même dans des espaces a priori étrangers à l’art, la rue, la chambre d’hôtel, le web, je souligne qu’historiquement, et même généalogiquement, c’est aux antipodes du théâtre, de la scène, de la représentation et de toutes ces choses ou concepts que les pratiques performatives sont apparues. Ce sont ces caractères fondamentaux que l’équivalence performance = poésie scénique efface. Tu comprends alors que la querelle que tu évoques ne pouvait concerner DOC(K)S que de manière marginale ; elle correspond à des oppositions que DOC(K)S, dès son origine, considère comme dénuées de sens et masquant les vrais problèmes et enjeux, ceux de la construction d’une poésie qui ne soit pas ou pas seulement de la langue, en outre réduite à la langue écrite, mais qui soit celle du langage, conçu comme ensemble complexe de signifiants et d’interactions contextualisées. C’est là le vrai débat, d’ailleurs abordé dans la publication que tu mentionnes. Encore faut-il en préciser les termes. Il n’y a pas d’un côté les poètes de la langue et de l’autre ceux du langage; ne serait-ce que parce que le langage inclut la langue et que la réciproque n’est pas vraie. C’est la raison pour laquelle il m’est arrivé de parler de "poésie généralisée", et évidemment, là, je pensais à la Relativité d’Einstein. Einstein comprend (ensemble) Newton, comme cas particulier, mais on ne passe pas déductivement de Newton à Einstein…. Du coup je peux parfaitement (et je le fais, en tant que poète) "écrire" ou faire imprimer des livres (ce qui n’est pas "publier", voir Michèle Métail) et faire des performances totalement silencieuses. Et c’est ce qui se produit avec beaucoup de poètes expérimentaux que tu retrouves dans DOC(K)S, avec, désormais, des trajets bouclés et rebouclés, du "texte" ou plutôt du texte imprimé jusqu’à l’action en passant par le sonore ou la vidéo ou la programmation. Voir Hubaut, voir Pey, voir Boisnard… La poésie, aujourd’hui, est cet écheveau, ce mouvement entrelacé. Elle slalome. C’est du surf. Et ça ne relève pas d’une mode. C’est la conséquence de l’heureux effondrement des féodalités du texte imprimé et des multiples formes de sa déconstruction que reflètent les pratiques expérimentales, celles que dans le livre que tu mentionnes, je nomme, globalement, des "écritures au négatif", négatif parce qu’elles procèdent de cette déconstruction, mais positives aussi, oui, positives parce qu’elles correspondent au constat, déjà posé par Bernard Heidsieck dans les années 50-60, que la poésie du texte imprimé et réduit à la langue écrite, elle tourne en rond, elle ne concerne plus personne, elle est morte. Embaumée. A la seule réserve que l’on devine dans le discours de Bernard Heidsieck qu’il pensait alors en termes de substitution, pas en termes de redistribution des fonctions, et que, pour lui, à cette époque, pour lui et pour d’autres, le son, l’enregistrement ou le live, l’action, allaient assurer le relais. Cela, je ne le reprends pas à mon compte, je me répète. On peut aujourd’hui comme hier faire imprimer des livres et n’utiliser que les signes de la langue écrite, on le peut et même selon certains cas (contextes) il le faut ou il le faudra : on a le choix, on ne raisonne plus en termes d’objets mais de projets. Dans certains cas, par sa "pauvreté", par l’appel à la lecture silencieuse et intime qu’il implique au moins symboliquement, et d’ailleurs pour beaucoup d’autres raisons, le livre, tel que je l’évoque, peut s’imposer comme seul recours ou comme recours articulé sur d’autres supports : livre + CD ou DVD, livre + live ou Web, etc. C’est dire que "le livre" d’aujourd’hui, contre les apparences, n’est pas celui d’hier, à tous les égards et, souvent, il est notamment aussi éphémère que toute performance. Dernière remarque : il y a des performances nulles, il y en a beaucoup, un peu moins que des poèmes "verbaux", mais… à peine. Il y a des vidéos nulles et des poèmes programmés nuls… Et alors ? Cela veut dire qu’au-delà des problèmes de "genre", de "formes" etc., le juge en dernière instance c’est l’impact poétique. Qui excède de loin la question de savoir si le matériau verbal est plus ou moins présent et de quelle manière. Quand tu vois Boris Nielsony souffler sur un très gros caillou suspendu par un fil au plafond d’un bar où des buveurs de bière sont assis et rigolent (poésie scénique !!!), quand tu le vois souffler très calmement et pendant une durée qui te semble une éternité, souffler souffler jusqu’au moment où le caillou commence à osciller, un peu, de plus en plus, beaucoup, tu te dis que les "mots" sont une chose, l’intensité poétique une autre : à la fin tout le bar se tait, il y a un énorme silence, et il y a ce caillou, et il y a ce souffle. Pneuma… Bref, l’idée que la poésie puisse être par nature liée à une forme (et le médium fait partie de la "forme", c’est fondamental) ne tient pas la route. Pendant quelques siècles où Gutemberg nous a fait oublier Homère ou Socrate ou Diogène (philosophie scénique !!!) et même les troubadours, on l’a cru. C’est fini, le monde des Essences Immobiles est terminé depuis longtemps, celui de LA Poésie de même : poésies, au pluriel et barré. « La poésie est toujours barrée ! » (on a le droit de se citer, non ?).
FT : C’est justement pour obtenir ce genre de mise au point que je t’ai posé cette question… Par ailleurs, où en est DOC(K)S par rapport à la question des “avant-gardes” : héritage assumé, concept usé et dépassé (au sens de “aufheben”)… ?
PC : Ah, maintenant va falloir que m’engazze avec Jean-Michel Espitallier !… "Avant-garde", je reconnais que l’expression peut être critiquée, par exemple pour ses connotations militaristes. Ou militantes. Mais, d’abord, c’est l’étiquette standard pour désigner la nébuleuse Dada, futurisme russe ou italien, constructivisme, etc. Et je tiens, du point de vue de l’histoire de la poésie, à affirmer et assumer (héritage… comme tu dis), la fonction initiatrice et vertébrante de ces courants, tout au long du XXe siècle, rôle qui n’avait donc rien de "marginal", même si à l’époque et pendant un bon moment on a pensé et dit le contraire. Alors, ce phénomène-là, qui n’a rien d’exceptionnel, qui ne cesse de se reproduire, par quel terme le désigner? – Tu prends le rapport entre les Impressionnistes et les Pompiers au XIXe siècle c’est pareil, comment marquer la fonction et la place des premiers par rapport aux seconds, avec quelle expression qui n’implique pas le temps ou l’histoire, le fait que tu puisses être porteur d’un sens ou d’une intensité qui ne seront perçus et reçus que plus tard… Moi, je ne vois pas comment y échapper, à moins de considérer que "tout se vaut", de mettre sur le même plan Rimbaud , Lautréamont et Henri de Régnier et, finalement, d’impliquer que tout jugement esthétique est "subjectif" ou relatif. Ce que je ne pense pas. Pas plus que je ne considère que toute forme ou produit culturel se vaut, Mireille Mathieu = Williams Burroughs = Joyce = le Juste Prix ou la Roue de la Fortune ? – Non. Je ne suis pas post-moderne, tu vois… Maintenant, affirmer l’importance historique des "avant gardes" du XXe est une chose, fétichiser quoi que ce soit en est une autre. Hériter n’est pas reproduire, bien sûr, ce qui compte c’est d’essayer aujourd’hui, et ça n’a rien d’évident, de trouver les formes et les chemins certainement inédits qui peuvent donner à la poésie un impact, immédiat… ou potentiel.
FT : Le concept de “poésie totale” (Spatola) te paraît-il encore pertinent pour rendre compte des expériences menées actuellement par la mouvance DOC(K)S ?
PC : Tu sais que j’ai traduit, commenté et publié ce livre d’Adriano qui, dans les années 70 a fait fonction de quasi-manifeste, même si les travaux dont il se fait l’écho lui étaient déjà bien antérieurs. C’est dire que j’étais et que je reste convaincu de son intérêt. Par contre je n’ai jamais aimé l’expression de "poésie totale", peut être là aussi à cause des connotations, totalitarisme, totalitaire ttc et taratata ! Si tu parles du concept, ça dépend : on pourrait aisément l’entendre comme l’aspiration à une poésie qui additionne l’image, le son, le geste, etc. : le multimédia wagnérien en quelque sorte. Et là je ne suis pas d’accord du tout, sauf que Spatola n’a jamais dit cela. Comme Higgins c’est d’intermedia qu’il parle, c’est-à-dire de l’impossibilité de placer l’objet poétique dans un lieu a priori déterminé, de la volonté de construire des hybridations et de produire des intersections, des interférences. Du coup, ça n’implique pas du tout une axiomatique de l’addition redondante. Reviens à l’exemple de Boris et de sa performance. Il y a là tout le contraire du multimédia, une extraordinaire pauvreté, une réduction drastique des moyens et en même temps un déplacement de tous les repères.
FT : Pour ce qui est de l’histoire interne de la revue, comment caractériser la 4e série ?
PC : Disons que la troisième était centrée sur les médias et qu’il nous semble que nous avons fait, au moins provisoirement, le tour de cet aspect.
FT : Dans l’histoire de DOC(K)S, la censure du numéro de 1994 sur “sex works” a été un fait marquant… aujourd’hui, parlerais-tu de “sensure” (Bernard Noël) ?
PC : Tu sembles sous entendre que depuis 94 et la tentative de "censure" (par le CNL et la Région de Corse qui décident dans un premier temps de nous sucrer l’aide financière à la publication du numéro et ne changent de position qu’après de multiples démarches, lettres, rencontres, débats…), les choses auraient changé, qu’on serait entré dans une autre ère, celle, comme dirait Bernard Noel, des différences écrasées, de l’horizontalité accomplie et donc de la permissivité absolue : le post-modernisme, la fin de l’histoire, etc. Je n’en crois pas un mot. Je suis anti-post-moderne ! – Demande à Philippe Boisnard, on a beaucoup discuté et on s’est un peu engazzés sur ce point ***. Et il me semble que ce qui s’est produit me donne raison. La permissivité, pas absolue d’ailleurs, jamais absolue, c’est elle qui appartient au passé car elle a partie liée avec la consommation triomphante et que la consommation et l’hypothèse d’une croissance indéfinie, ce qui se passe depuis pas mal de temps en a balayé la fadasse utopie. Ce qui apparait relève d’un revival réactionnaire. Bush. La croisade anti-Islamiste, Le Tea Party aux USA, Le Pen et sa filiation, l’irrésistible ascension de la droite en Espagne, les diverses formes d’intégrisme, le retour officiel de la "morale" dans les programmes de l’enseignement primaire et bien d’autres choses plus sournoises sont des manifestations de ce phénomène. Le discours de Bernard Noël, c’est dans un autre contexte qu’il trouve sa source : la chute du mur de Berlin et cette brève parenthèse où certains ont pu croire que l’histoire avait trouvé son delta ou son marécage. Pour revenir à DOC(K)S, tant le numéro sur le Son d’Amour que celui sur les Nouvelles Asies nous ont d’ailleurs valu, en Corse, bien des problèmes. A nouveau, en 2010, on nous a refusé l’aide. Et, pour l’anecdote, l’histoire qui s’est produite très récemment à Corte dans le département des Arts Plastiques de l’Université en témoigne également. De toutes les façons, quand tu réfléchis à l’extraordinaire inflation du sécuritaire en Europe et en France tout d’abord, à l’injection de "moraline" et à l’infantilisation généralisée, aux caméras de surveillance, à la manipulation du terrorisme et de son concept, en même temps qu’aux drones très concrets qu’un blanc bec issu de West Point pilote avec un joystick depuis un blockhaus du Nevada en direction d’un supposé dirigeant d’Al Qaida, tu deviens très sceptique sur la "sensure" et l’exténuation de l’histoire. C’est la Censure qui est d’actualité, elle est l’exacte contrepartie du Politically Correct. Sans compter qu’elle peut très facilement prendre des formes plus subtiles et indirectes, se rendre invisible, passer par des arguments financiers, invoquer la "crise" et les "priorités"…
FT : J’entends bien, mais la “sensure”, c’est surtout aujourd’hui la demande béate de “sens”, et au nom de cette attente de masse programmée la saturation des circuits de diffusion par les best-sellers et autres friandises à la mode, et donc le court-cicuitage des productions rejetées comme “insensées”… Reste à te poser la question que nous sommes nombreux à nous poser : quelles perspectives pour DOC(K)S ?
PC : Quelques idées, restant à savoir si elles sont bonnes et si nous pourrons les assumer. L’une consiste à consacrer une partie significative de chaque numéro à un poète afin de mettre en évidence son trajet ("l’entrelacs"). Nous avons commencé avec Joël, d’autres vont suivre. Manière de nous opposer dans les faits, preuves sur table, à tous ceux qui pensent que les poésies expérimentales (au pluriel ! toujours au pluriel !) relèvent de la fumisterie. Une autre serait de développer, sous spip, le site DOCKS, afin que le numéro se fasse en temps quasi-réel, web 2.0. Une autre de poursuivre l’inventaire des pratiques poétiques contemporaines dans des zones où DOCKS première série n’est pas allé, Inde, Afrique… Le numéro sur les Nouvelles Asies (Thaïlande, Hong Kong, Philippines, Corée, Chine…) allait dans ce sens. Une dernière, amorcée par "Le son d’amour", de mixer les réseaux : ce numéro nous a permis de toucher du doigt à quel point, malgré les discours sur l’intermedia, les poètes ignorent à peu près tout des pratiques des artistes d’autres domaines, par exemple celui des musiques improvisées. Et la réciproque est vraie !
** cf. Update ! + DVD, Dernier Télégramme ed., 2009.