[Entretien] Le Bas monde de Patrick Varetz (dossier 2/3)

[Entretien] Le Bas monde de Patrick Varetz (dossier 2/3)

avril 13, 2012
in Category: entretiens, News, UNE
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C’est aujourd’hui que paraît chez P.O.L le deuxième roman de Patrick VARETZ, Bas monde, dont nous avons publié un extrait dans le premier dossier, qui comprenait également un entretien. À cette occasion, nous remercions l’auteur d’avoir bien voulu nous accorder ce deuxième entretien illustré, entre autres, par deux dessins de Christophe Massé accompagnant un texte inédit de Patrick Varetz, "Crevards".

Rencontre avec Patrick VARETZ autour de son roman le jeudi 19 avril 2012 au Bateau Livre (154, rue Léon Gambetta 59800 LILLE).

FT : Pour les lecteurs qui voient une proximité entre tes deux romans publiés, peux-tu retracer le cheminement entre ces fictions écrites à deux périodes différentes je crois — auxquelles j’ajoute « Crevards », que j’ai eu le privilège de découvrir ?

PV : Jusqu’au bonheur nous ramène trois ans en arrière. Après ça, j’écris un court texte — « Crevards » —, également situé dans un univers concentrationnaire. Ensuite, j’attaque un autre roman où je me fourvoie. Je m’imagine un talent que je n’ai pas, je m’essaye à la péripétie. Résultat : je me plante. Quand j’écris, j’ai plutôt l’impression d’avancer sur une bande de terre très étroite, cernée de marécages. Et là, à force d’aller voir ailleurs, je m’enfonce, je perd pied. Mon éditeur, qui refuse le manuscrit, me conseille — avec l’avarice de mots qui le caractérise — de ne pas m’écarter de la voie fragile qui semble être la mienne. Je démarre donc « Bas monde », bien décidé à ne pas m’égarer hors de ce deux-pièces de trente mètres carrés où je situe l’essentiel de l’action. Pour la première fois, je demeure concentré sur mon sujet. L’écriture se trouve. Après avoir tergiversé pendant près de dix ans, je touche enfin à ce que je veux écrire et raconter. J’y suis. Au point qu’une fois le manuscrit envoyé et accepté, je sais que je vais écrire la suite. Ce que je fais, actuellement. Je n’en ai pas fini avec le narrateur de Bas monde, ni avec Daniel, son salaud de père, ni avec Violette, sa folle de mère.

FT : Si la lecture de Jusqu’au bonheur faisait songer à Kafka, cette fois c’est à l’univers de Beckett que l’on pense…

PV : Je ne sais pas. C’est peut-être le fait de mon pessimisme chronique ou de ma petite métaphysique domestique, ou à cause de la suprématie de la voix (celle d’un narrateur étranger à ce monde, prisonnier de sa subjectivité). J’ai un vrai problème avec Beckett. Je me découvre — à chaque nouvelle tentative — une telle communauté d’esprit avec ce type, que j’ai beaucoup de mal à le lire. À chaque fois que j’entreprends L’Innommable, j’ai l’impression de lire en moi à livre ouvert et je suis submergé par un sentiment de saturation. Il n’y a guère que Premier amour — où il est justement question de « l’affreux nom d’amour » — que je suis parvenu à lire plusieurs dizaines de fois. Ce problème avec l’amour, c’est peut-être ça qui te fait penser à Beckett.

FT : Oui, bien sûr, mais aussi la déchéance des personnages, la dimension métaphysique, la construction de la voix narrative comme problématique… Cette fois, si la voix narrative est impossible, c’est pour une autre raison que dans Jusqu’au bonheur : c’est celle d’un fœtus, puis d’un nouveau-né… Pourquoi ce point de vue ?

PV : J’ai placé en exergue de Bas monde, cette phrase de François Augiéras, extraite de son Voyage des morts  : « Je n’étais qu’une voix hantée par l’avenir, bien décidée à vaincre. » Voilà qui résume pleinement le propos du livre. La voix du narrateur — qui a traversé le temps — revient hanter les premiers jours chaotiques de son existence pour en faire le récit et imposer ainsi la suprématie du verbe. Face à un père privé de lèvres et de langage, réduit à l’insulte et à l’invective, le narrateur oppose — victorieux — une langue maîtrisée. C’est la revanche du verbe sur la violence. Quand le narrateur s’échine à répéter qu’il n’appartient pas à ce monde, c’est l’énoncé même de son propos qui en constitue la preuve.

FT : De l’univers concentrationnaire, on passe à une autre forme de prison où se trouvent concentrés les rapports dominant/dominé : le huis clos familial – avec toujours cette terrible figure paternelle…

PV : J’aime beaucoup, en termes de narration, cette idée de rétrécissement du réel, car elle permet de donner libre cours à la dictature des sens et à la subjectivité. Il apparaît normal, qu’adoptant ce point de vue, je privilégie les lieux clos et la thématique de l’enfermement. Pour écrire, je m’enferme dans le corps d’un personnage, lui-même prisonnier d’un environnement étroit et hostile. Pour s’affranchir de ce carcan, le narrateur — dès lors — n’a d’autre latitude que de sonder et pénétrer les consciences qui l’entourent. Des êtres prisonniers de leur petit monde, prisonniers d’eux-mêmes, voilà sans doute qui nous ramène une nouvelle fois à Beckett. Quant à la figure du père, si elle apparaît si terrible, c’est qu’elle incarne non pas l’autorité censée régir ce petit monde, mais plutôt la faiblesse et la soumission face à une autorité autrement supérieure et occulte. Le père, que son impuissance conduit à la violence, devient pour son fils la représentation et le symbole de son aliénation future.

FT : Et puis, on retrouve également un certain CAUDRON…

PV : Ce qui rend le personnage inquiétant, ce n’est pas tant qu’il se nomme CAUDRON — comme le Samuel CAUDRON de Jusqu’au bonheur —, mais plutôt qu’il soit médecin. Le docteur CAUDRON de Bas monde apparaît comme le pendant de l’infernal docteur KUZLIK dans le roman précédent. La vraie question serait de savoir à quoi correspond cette figure autoritaire et récurrente du toubib dans les univers que je décris ? En fait, je considère toujours mes personnages comme les sujets d’une expérience en cours. Le narrateur, à travers moi, les observe tels des animaux curieux : il détaille leurs sensations, leurs symptômes, avec une réelle absence de compassion et un manque patent de pathos. La présence systématique d’un médecin dans le paysage nous enseigne deux choses : premièrement, l’existence constitue une champ d’expérimentation plutôt empirique, au point qu’il faut systématiquement veiller à placer les cobayes sous « surveillance » ; deuxièmement, l’autorité qu’incarne le médecin nous rappelle à quel point nous sommes sommés de demeurer en état de marche, voire d’être heureux.

FT : De cet univers (auto)mythobiographique, on retient cette phrase terrible : « On pourra toujours, ma vie durant, tenter de me conditionner par de belles paroles, je n’oublierai jamais où le verbe prend sa source : entre les gémissements de ma mère et les aboiements suffoqués de mon père » (p. 17)…

PV : Le mythe des origines, encore et toujours. C’est avec le verbe, par lequel l’homme se pense, que tout commence. Et tout advient — toujours — au cœur du chaos et des ténèbres : ici, c’est la violence du père, la souffrance et la folie de la mère. C’est le même scénario, toujours, qui s’accomplit. Pour advenir, pour exister, il faut apprendre à se dire. Il faut ordonner son petit tohu-bohu intérieur. La parole — quelle qu’elle soit — n’a jamais pour seul objet d’être agréable à entendre : elle témoigne, à chaque mot, à chaque phrase, d’un combat contre l’animalité.

FT : Pourquoi une telle composition symétrique (deux parties de cinq sections) ?

PV : Quand j’imagine le roman à venir, sa composition s’impose d’emblée, de façon assez mystérieuse. Pour Bas monde, au départ, je sais qu’il y aura dix chapitres. Le nombre dix, au plan symbolique, évoque la totalité et l’achèvement, le créateur et sa création. C’est l’antithèse du chaos. La construction symétrique en deux parties, doit relever — à y bien réfléchir — d’une certaine ironie. Scinder son propos en deux parties semble induire la promesse d’une dichotomie : le passage du noir au blanc. Au lieu de quoi, d’une partie à l’autre — de « Fausse couche » à « Mauvaise passe » — on s’achemine ici des ténèbres aux ténèbres. Le verbe a beau s’imaginer vainqueur, le chaos demeure.

FT : Puisque nous venons de publier des poèmes inédits, extraits d’un recueil à paraître, pourrais-tu préciser quelles différences vois-tu entre écriture romanesque et écriture poétique ? quelles passerelles ?

PV : Romans et poèmes correspondent à des temps d’écriture différents. Quand je travaille sur le roman en cours, c’est toujours le matin et je sais que je dispose de quatre ou cinq heures devant moi pour avancer (ce qui n’est pas possible tous les jours). A contrario, la poésie constitue une espèce de « training » quotidien. Comme je dors peu, et mal, j’écris tard le soir, tôt le matin, et parfois au milieu de la nuit. Ce sont de petites parenthèses qui durent de trente à quarante-cinq minutes, rarement plus. Ce que je vais dire, à présent, n’offre rien de très original. Le roman relève de la narration, et je m’y vois pour l’essentiel confronté à des problématiques de vraisemblance et de temporalité. Il s’agit bien d’imiter le réel  — le paradoxe voulant que cette notion d’imitation trouve son origine dans la Poétique d’Aristote — et de reproduire l’illusion du temps. En matière de poésie, j’ai le sentiment de m’attaquer plus directement au verbe. Je pratique cet exercice comme une sorte d’ascèse où, à force de contraintes, je tente de libérer le chant et la parole. Ceci étant posé, je constate que le roman s’apparente avant tout — pour moi — à un travail de la langue, où je m’échine à la malmener pour la faire échapper aux lieux communs. Quand j’écris une histoire, je m’interroge toujours sur comment et à partir de quoi raconter cette histoire. Quand j’écris une phrase, je la retourne dans tous les sens jusqu’à ce qu’elle sonne avec étrangeté et justesse. Je constate également que mes poèmes sont souvent narratifs. Tout cela pour dire que, roman ou poésie, c’est le même travail qui se prolonge. J’y ressasse partout les mêmes obsessions.

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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