[ENTRETIEN] Mathias & François Richard, à propos de Raison Basse

[ENTRETIEN] Mathias & François Richard, à propos de Raison Basse

juin 7, 2007
in Category: entretiens, UNE
0 5540 7

raison_basse.jpg[Mathias et François Richard dirigent la maison d’édition Caméras Animales, dont nous avons déjà parlé à propos du livre de Thierry Théolier Crevard baise Sollers. Ils viennent de publier Raison basse, que nous avons déjà présenté sur Libr-critique [ici]. Cet entretien tente de montrer certains enjeux littéraires et critiques de ce livre collectif [30 auteurs], qui entrecroise une diversité d’expériences littéraires.]

1/ De quelle manière vous est venue l’idée d’explorer les variations possibles de l’écriture en rapport aux variations psychiques humaines ?
François : Je crois qu’il y a deux niveaux de réponse : par rapport à la création des éditions Caméras Animales, et par rapport à la nouveauté en particulier, Raison basse.
Pour la création des éditions, je ne sais pas si on peut appeler « une idée » quelque chose d’aussi viscéral. C’était une envie qui ressemblait fort à un besoin. Quelque chose qui semble être arrivé dans l’ordre des choses. En 2003 cela faisait des années que Mathias et moi, après avoir pris des chemins de traverse différents à partir de l’adolescence, cheminions parallèlement dans les recoins sombres de la vie créative du pays, du côté des musiciens et du côté de ceux qui écrivent. C’était aussi bien sûr les années d’initiation, et les années où nous sommes chacun rentrés dans nos voix d’écriture propres (la mienne, au début, était influencée par celle de Mathias, que je suivais lointainement, qui me fit entrer dans l’immensité de l’univers lecteur), des voix qui pour nous deux avaient le point commun d’être très sismogrammiques, très différentes tant d’aspects mais tendant toutes deux spontanément vers une pulsation des entrailles, tractile et ductile en séquences inconnues, laquelle nous est apparue a posteriori, intuitivement, comme la marque d’une voix de vérité nue transconsciente. Impossible de dialectiser davantage quelles traces sont d’elle et quelles traces ne sont pas d’elle, ce que nous savons, c’est que lorsque nous la rencontrons nous la reconnaissons, nous nous reconnaissons sous d’autres visages. Sa particularité est d’être insituable, de se développer sous tous les modes connus et possibles. Elle est l’adn de l’intensité térébrante, de la mise en abyme soudaine du corpus.
Notre projet d’éditions, c’est de montrer la pluralité et la dissemblance apparente des corps porteurs de cette trace, et de dégager en même temps l’essence magmatique commune.
Le projet de Raison basse, c’est de condenser le projet des éditions en un seul livre, une conjugaison à tous les corps, à tous les états et humeurs de son infrascience, « vision de paysage de voix en reliefs, prises d’airs et plongées en profondeur, en fondu-enchaîné ».
Mathias : L’espèce humaine a exploré les terres, les mers, le ciel, et attendant de pouvoir mieux explorer le cosmos (comme beaucoup j’attends de pouvoir voyager dans l’espace), nous explorons les pensées, les subjectivités. C’est notre « Go, West ! » intérieur, notre bois sacré, notre mystère à percer et notre « toujours plus loin ».
Pour paraphraser Punish Yourself, si l’avant-garde est morte alors nous sommes les zombies ! D’ailleurs certains, comme Charles Pennequin, explorent brillamment l’écriture-zombie.
Et qui dit zombie dit vaudou.
Et qui dit vaudou dit sacré, créolisation, magie, doubles en soi, mort, vie jusque dans la mort, résistance à l’oppression par déplacement et subversion de codes inculqués, langues mêlées, recréées, rituels, transe, rétablissement impossible d’une tradition coupée (détruite) par la violence du monde (en l’occurrence la traite et l’esclavage), mais portée par la vitalité du sacré, bref, hybridation, mutation.
Qui dit zombie dit aussi machine, machinisme, robot, androïde. Et non loin du zombie gît métonymiquement la figure du vampire.
Ce n’est pas un hasard si les figures privilégiées de ce que j’appelle le « mutantisme » sont le robot, le golem, le mutant, l’androïde, le métamorphe, l’alien, l’extra-terrestre, le mal-formé, le surdoué, l’inadapté, le freak, le monstre, le super-héros/vilain, le réplicant, le cyborg, l’ordinateur, la bête, les différents règnes vivants (animal, végétal, fongique, bactériologique… bientôt informatique, peut-être), le vampire, le lycanthrope, le zombie, le caméléon, l’hybride, le frankenstein, le cobaye. Toutes formes expérimentant des sèmes différentiels, par soustraction, addition, mélange, émulsion, réaction, cristallisation de devenirs contemporains.
Au moins autant que le résultat, au moins autant que la résolution en une figure, ce qui m’intéresse est le processus, l’anomalie, le différentiel d’un point à l’autre, l’« entre » (le santre : l’antre, le ventre, l’entre et le centre) et le « vers » (nexus : l’Entre des Vers (rires)). On peut imaginer 2 directions parmi les œuvres mutantistes : l’œuvre hétérogène dans laquelle on voit la mutation opérer à l’intérieur de l’œuvre (œuvre en plusieurs temps), et l’œuvre-bloc issue de la mutation.
L’un de nos mots-clé, effectivement, est l’exploration. La volonté d’exploration du possible, de l’exprimable, du pensable, du dicible, du sensible, du pensible, du poussable, du langageable. La connaissance comme plaisir pur ; et la lectriture, la lecture-écriture, comme moyen/outil de connaissance, de voyage, de traversée. (Ces activités me font entrevoir l’étendue de l’intelligence possible, et la faiblesse de mon cerveau.) L’exploration de tous les angles possibles, la connaissance de l’humain, du non-humain, de la pensée possible, de toutes les formes de pensée possible, a toujours été un aspect de la littérature (le dérèglement de tous les sens de Rimbaud, par exemple), c’est ce qui la sauvera de tout. La littérature n’est pas qu’un générateur de fictions, d’« histoires », de scénarios, même si beaucoup la cantonnent à ça, ce qui la tue. Cette spécialisation la tue, car le cinéma (et bientôt le virtuel) fait ça mieux qu’elle, avec plus de moyens, de puissance.
Ce qui sauvera ce qu’on appelle la littérature est qu’elle peut être un relevé sismique des pensées, des états nerveux, des pulsions humaines : un moyen de connaissance. Son intérêt est autant littéraire que scientifique. Elle constitue un moyen biotechnologique de témoignage et connaissance du vivant, de la pensée humaine sous forme langage.
Issue de la théologie, la littérature devient ainsi une subdivision de la neurobiologie.

, , , ,
Philippe Boisnard

Co-fondateur de Libr-critique.com et administrateur du site. Publie en revue (JAVA, DOC(K)S, Fusees, Action Poetique, Talkie-Walkie ...). Fait de nombreuses lectures et performances videos/sonores. Vient de paraitre [+]decembre 2006 Anthologie aux editions bleu du ciel, sous la direction d'Henri Deluy. a paraitre : [+] mars 2007 : Pan Cake aux éditions Hermaphrodites.[roman] [+]mars 2007 : 22 avril, livre collectif, sous la direction d'Alain Jugnon, editions Le grand souffle [philosophie politique] [+]mai 2007 : c'est-à-dire, aux éditions L'ane qui butine [poesie] [+] juin 2007 : C.L.O.M (Joel Hubaut), aux éditions Le clou dans le fer [essai ethico-esthétique].

View my other posts

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *