Jacques Donguy, Poésies expérimentales — Zones numériques, (1953-2007), éditions Les Presses du réel, ADLM, 400 p. ISBN : 978-2-84066-202-0. Prix 30 €. [site des éditions]
[4ème de couverture]
L’introduction historique de Jacques Donguy met en lumière les expériences de la poésie concrète depuis 1953 (Gomringer et de Campos), jusqu’aux recherches actuelles (zone numérique). L’anthologie, suivie d’une bibliographie internationale, dresse le premier panorama de cet art de l’expérimentation textuelle, visuelle et sonore.
Point n° 1. Le débat avant-garde / post avant-garde n’a pas lieu d’être. Il est lié aux évolutions technologiques comme l’ont bien vu Mallarmé et Apollinaire, quand ce dernier parle du phonographe et du cinématographe, comme aujourd’hui on parlerait d’ordinateur et d’Internet. Très logiquement, on passe de la « poésie abstraite » basée sur la lettre et non sémantique (Hausmann, Schwitters) à la poésie sonore (la bande magnétique), puis à la poésie numérique verbi-voco-visuelle.
Point n° 2. Comprendre aussi, par contrecoup, que la poésie typographique, existant depuis Gutenberg (1456), est basée aussi sur une technologie, l’imprimerie, avec toutes les conséquences que l’on peut mieux comprendre à la suite de l’usage de nouvelles technologies : inscription pour l’éternité sur la page, d’où l’utilisation par Mallarmé dans le Coup de dés, du Didot, qui est le caractère de la loi, d’où aussi l’obsession du style chez Flaubert à l’apogée de la civilisation du livre.
Point n° 3. Comprendre enfin que l’évolution de l’art du langage (la poésie) est parallèle à celle des arts plastiques et à celle de la musique. Apollinaire était l’ami de Picasso (cubisme), le brésilien Augusto de Campos se réfère à Anton Webern, Eugen Gomringer à Max Bill. Et que donc cet art du langage du XXe et du XXIe siècle dit « expérimental », constitue en fait la véritable poésie du XXe et du XXIe siècle.
[Présentation]
Tout d’abord l’extrême soin au niveau de la publication de cet essai. Couverture cartonnée, reproduction en quadri sur un beau couché. Livre d’une grande qualité de réalisation, comme c’était le cas déjà avec le Hubaut dans la même collection (L’écart absolu dirigé par Michel Giroud) aux Presses du réel. Ce que nous donne à lire Jacques Donguy est tout d’abord une somme. Somme à la fois, en tant qu’il tente de délimiter factuellement ce qui a caractérisé la poésie expérimentale, et somme dans la collection factuelle elle-même. Ce travail de collection de faits, provient de la méthode qu’il a choisi de suivre : "C’est de l’accumulation des détails que naît la vérité" (Norman Mailer). Cet essai se construit ainsi selon deux plans : un premier thématique : Poésie concrète + Poésie sonore + Poésie visuelle + Poésie action + poésie et nouvelles technologies. Et un second, qui constitue le premier, qui est surtout chronologico-factuelle. Ainsi pour chaque ligne expérimentale, on entre dans des strates historiques de ce qui a constitué chaque ligne.
Pour cela cet essai est vraiment nécessaire, une mine, car les sources sont très nombreuses, les croisements entre les différents protagonistes sont bien établis, les références souvent bien choisies. Cette méthode a une pertinence didactique. Dans chaque ligne expérimentale, nous avons une rapide introduction, suivie d’une suite, soit de portraits, soit de groupes, soit de poètes ou artistes, qui sont faits de détails bio-bibliographiques, qui permettent très bien de resituer les rencontres, les moments clés pour certains courants. Les oeuvres marquantes. En cela, les parties poésie concrète et poésie sonore sont assez bien constituées, et finissent à chaque fois par une anthologie d’illustration.
Cependant, cette précision factuelle peut impliquer aussi sur une certaine faiblesse au niveau purement problématique et théorique. Si l’avant-propos pose une problématique générale ("Le problème posé plus généralement est celui de la fin de la Galaxie Gutenberg et l’accès à d’autres médias, à d’autres technologies que celle de l’imprimerie") reste que celle-ci n’est pas approfondie conceptuellement ou par des analyses des faits permettant de sortir suffisamment de l’anecdotique, mais seulement indiquée et partiellement résolue par les références qui sont accumulées, juxtaposées, enchaînées selon une autre logique que celle théorique. On retrouve un peu ici, une écriture d’essai, qui serait parente avec celle de Paul Virilio. Un traitement et un éclairage par la référence, par le détail, par la figure. Ce qui apparaît comme un défaut d’un point de vue théorique, apparaît aussi comme une forme de qualité, une forme d’horizontalité, où l’auteur n’est que celui qui articule des références, des citations, des dates, des événements, en étant très peu impliqué au niveau de la construction d’un contenu théorique propre et délimitable strictement. En ce sens le travail de Jacques Donguy, n’est en rien comparable, à celui qu’entreprit chez Al Dante dans la collection &, Philippe Castellin. Doc(K)s mode d’emploi, étant une référence au niveau problématique et analyse, non pas seulement de la revue Doc(K)s, mais aussi bien de la poésie action ou performance, que de la poésie visive (visuelle), ni non plus avec les Trois essais sur la poésie littérale de Jean-Pierre Bobillot, qui analyse précisément l’élaboration d’une poéticité s’élaborant par une transformation de la littéralité …
Autre limite de cet essai, et qui n’apparaît pas d’emblée, notamment avec le titre, porte sur les années 2000-2007 et les nouvelles générations. Si quelques uns des acteurs des nouvelles générations sont mentionnés : Joachim Montessuis, Christophe Hanna, Anne-James Chaton, Olivier Quintyn, christophe Fiat ou moi-même. Reste qu’il y a de réels manques, qui faussent la compréhension des lignes actuelles. Ainsi, pour prendre un exemple précis, au niveau de la poésie sonore, n’est pas mentionné Thomas Braichet, qui vient de sortir Conte de F___ chez POL (et dont nous allons parler prochainement). Thomas Braichet, au contraire de Anne-James chaton qui est dit par Jacques Donguy, être dans "la lignée sémantique de Bernard Heidsieck", ce qui est discutable, est certainement celui qui est le plus proche de travail de Heidsieck, y compris même dans certaines intonations sonores, et qui a un des travails les plus maîtrisés au niveau de la poésie sonore actuelle. L’oubli de Thomas Braichet, qui appartient aussi à Boxon, est problématique par rapport aux dernières années qui concernent la poésie sonore. De même, au niveau de l’entrée poésie/action ou poésie performance, non seulement l’ensemble est sans doute trop court (7 pages) mais en plus au niveau de la nouvelle génération, il y a de réels manques, que cela soit des performeuses poètes comme Lucille Calmelle, ou bien des groupes comem Boxon, qui, de Georges Hassoméris à Cyril Bret, intervient souvent avec des performances (de même absence de Bobillot et absence en bibliographie de son essai sur Heidsieck, qui est pourtant fort éclairant au niveau de la naissance de cette poésie).
Donc de réels manques, mais aussi des inexactitudes, ou des imprécisions au niveau des événements. Deux exemples : que cela soit Joachim Montessuis qui est réduit au niveau de la vidéopoésie à la seule Danse des fous (2000-2001) alors que depuis il a réalisé de nombreuses pièces dont depuis trois ans (eros, eros, eros) ou moi-même, qui n’ai fait de la vidéo poésie qu’en 2000-2002 selon ce qui est écrit, alors que je n’ai jamais arrêté d’en réaliser, dont [Petites annonces] en 2005 et de nombreuses vidéos-performances poétiques inter-actives.
Cette imprécision amène qu’en effet sur les derniers années et les dernières générations, le livre de Jacques Donguy soit vraiment insuffisant. Par contre des années 50 aux années 80-90, notamment aussi par le biais des archives permises par la galerie qu’il a tenu avec son frère, les sources sont nombreuses et essentielles.
Mais ce défaut ne recoupe-t-il pas la question même de la possibilité de saisir ce qui a lieu en un temps donné ? En effet, si l’histoire peut être écrite pour certaines périodes, celles-ci étant achevées, les acteurs ayant même pour la plupart disparus, ne laissant le chercheur que face à la résistance des traces et de la compréhension de leur liaison, n’est-il pas nécessaire de comprendre et d’accepter que tout discours sur ce qui a lieu, ne peut prétendre à cette écriture de l’histpire, mais qu’à la participation de cette histoire qui se fait ? C’est en ce sens que si le livre de Jacques Donguy, montre bien le mouvement qui traverse la poésie expérimentale et qui l’a conduit à la zone numérique, toutefois, cette zone numérique, ces acteurs, ces nouvelles créations qui s’y font, n’est pas réellement aperçue, n’est que simplement esquissée, en quelques noms, quelques événements.
De ce fait cet essai est important pour percevoir la genèse des poésies expérimentales et delà reposer généalogiquement ce qui a lieu, maintenant, notamment à travers la médiation des possibilités technologiques.
[MàJ] Lire aussi l’article très critique de Jean-Pierre Bobillot sur sitaudis. Il montre de nombreuses lacunes de cet essai
Sur le FORUM, on verra le détail de la soirée de demain soir avec J. DONGUY entre autres…
C’était bien. On arrive à suivre quand le son le permet.