[Lettre ouverte de Pierre Parlant, transmise par Jean-Marc Baillieu qui nous a demandé de la communiquer.]
Pas de deux = 1
Les tables des libraires débordent déjà de nouveaux livres contingentés sous la bannière de la “rentrée littéraire”. Dans quelques semaines, il en est un à paraître qu’il m’importe de signaler. Je ne sais rien de lui ni du talent de son auteur. Mon intervention ne relève donc pas d’une appréciation critique.
Je n’ai pas lu ce livre. Sans doute, ne le lirai-je pas.
Je souhaite évoquer son existence pour l’unique raison qu’il portera un titre qui est celui d’un de mes livres, Pas de deux.
Mon livre a été publié en 2005 par les Éditions MF. L’autre sera publié prochainement par les Éditions Verticales. Le mien est une fiction. Il semble bien que l’autre aussi.
Fin juillet, une simple carte postale adressée par les Éditions Verticales m’a fait savoir la chose. Je ne dirai rien ici de la désinvolture du procédé. Le contenu du courrier, quant à lui, se contentait de dire un certain embarras et formulait des regrets. Il n’y avait eu en l’espèce aucune malveillance, m’assurait-on (ce qui est bien le moins!), mais un concours de circonstances incontestablement fâcheux. On ne savait pas. On n’avait pas bien compris qu’il s’agissait aussi d’un ouvrage appartenant au même genre. On était désolé.
Je pris acte mais remarquai tout de même qu’à aucun moment l’hypothèse d’un changement de titre pour le nouveau-venu n’avait été évoquée, peut-être pas même envisagée. Il y aurait un second Pas de deux, l’affaire était entendue. Elle a évidemment occupé un peu de mon temps estival. L’idée d’éventuelles poursuites m’a entrouvert l’arrière-cuisine de l’officine éditoriale. J’y ai perçu d’étonnants remugles. Je me suis écarté. Je me suis interrogé. Les choses auraient-elles connu le même cours si mon livre avait été publié chez un éditeur ayant p(i/o)gnon sur rue ? Se serait-on contenté d’une missive aussi peu formelle si mon infortune, adossée à une éventuelle notoriété, avait pu immédiatement émouvoir le Landerneau littéraire (l’ensemble flou de ceux que JLG appelle les “professionnels de la profession”) ?
Cette histoire n’ayant rien dit que nous ne saurions déjà, j’ai laissé là ces questions. J’en ai tiré malgré moi quelques motifs de réflexion. Je les évoque ici, sans plus. Ils intéressent la question du titre. Je la crois décisive.
«Qui connaît les noms connaît aussi les choses». On se souvient que c’est par cette formule que Cratyle défend, dans le dialogue éponyme de Platon, l’idée d’une imitation de la chose par le mot, révoquant du même coup le conventionnalisme de son interlocuteur Hermogène. L’institution du langage ne relèverait donc ni du hasard ni de l’arbitraire ; la condition des mots renverrait principiellement à celle des choses. Dans une telle perspective, qui ne vaut probablement pas pour l’opinion, intituler un livre n’est certainement pas une décision sans portée. Pour s’en faire une idée, sans doute faudrait-il prendre le temps de se poser une première question : à quel moment (et, j’allais dire, “à quel titre”) le titre vient-il à l’idée ? Procure-t-il confusément un horizon à l’écriture en s’instituant d’entrée de jeu ? S’impose-t-il, métonymiquement, une fois la chose achevée ? En somme, comment faut-il penser la nature du rapport entre son énoncé et l’objet qu’il va relever ? Je me garde de répondre ici. Je pressens néanmoins que Cratyle se tient souvent derrière l’épaule de qui écrit. Le titre est en effet, et dans son ordre, au livre ce que le mot est à cette portion du réel que notre perception se plaît à découper ou à désirer (ce qui revient souvent au même), un des modes les plus essentiels de notre expérience, ledit réel n’acquérant pour nous une quelconque consistance qu’à condition d’avoir été nommé (c’est-à-dire fictionné). Ignorerait-il encore les attendus précis et la teneur de sa propre légitimité, c’est toujours contre l’arbitraire (autre degré d’une nécessité insue) qu’un titre nous convainc et voit le jour. Bien sûr, aucun titre n’atteint l’exactitude imaginée mais certains font encore mieux en étant vraiment, c’est-a-dire follement, anexacts. Tandis que le label ou la marque désignent une chose éculée travestie en merveille (il faudrait avertir sur ce point tous les communicants, leur dire que leur fortune ne change rien au fait qu’ils ne trouveront jamais que du clos), le titre d’un livre a le culot, pour l’avoir singulièrement désiré, d’inaugurer un monde parmi tous les possibles, invitant du même coup le lecteur à y entrer sans prévention. Et c’est peut-être d’une manière proche, le plus souvent au nom d’une affectivité naïve, qu’est enroulé sous la double inscription du nom et du prénom — l’une confirmant la règle de la lignée, l’autre exposant l’exception subjective — le nouveau-né dans la communauté des animaux humains. Reprise et passion de l’origine. Ahurissement ou puissance adamique. Tout nom désigne et, ce faisant, cache comme il peut ce qu’il saisit trop mal. En lui s’impliquent mutuellement la grâce et un certain malheur que d’autres noms, moyennant d’inouïes combinaisons, s’efforceront de conjurer.
Demeure l’essentiel, tout nom rend connaissable. Ce qui signifie, à la lettre, qu’il autorise l’interminable et nécessaire procés de la reconnaissance. En sorte qu’on ne s’empare pas d’un nom qui n’est pas sien sans dommages. Le geste est trop lesté. Le fait-on, c’est l’être lui-même, dans son altérité, qu’on somme de disparaître. Qui méconnaît le singulier du nom dénie, quoi qu’il en dise, la chose en son mystère.
On parle quelquefois d’usurpation à propos du fait de prendre et faire usage sans droit (usus – us ; rapere – ravir, emporter violemment (rapt)). Autrefois, le mot signifiait également l’acte d’«employer» et même de «surnommer». Impossible ici de faire le tour de ces occurrences. Il le faudrait pourtant. On éclairerait peut-être d’un jour suggestif et cruel une dimension de nos affairements.
Enfin ceci. Hormis l’adéquation avec l’intrigue et la référence à la chose chorégraphique que j’approuvais, Pas de deux m’était apparu comme un fieffé performatif. À mes yeux, Pas de deux affirmait en effet: «Ceci est un livre», formule que tout titre, à la façon d’un pauvre idiot, brûle simplement de dire. Qu’un autre ouvrage surgisse aujourd’hui se réclamant du même titre, de ce titre même, mais pas au même titre, agit sur moi à la façon d’une plaisanterie ratée. Je veux bien croire qu’il s’agit là d’un comique hautement involontaire, qu’il n’y a pas eu d’intention de nuire, je suis pourtant gêné et de surcroit gêné de l’être. Le fait du préjudice, positivement constitué et qui m’institue en “victime”, l’excuse, le simulacre de réparation, rien ne parvient à dissiper l’effet de ce mauvais gag : voici un second Pas de deux.
Reste qu’après ces quelques semaines, l’incident m’aurait presque donné l’idée d’en faire la relation. J’aurais à l’évidence matière à raconter, à décrire, à commenter, jusqu’à tirer quelques leçons sur le monde tout petit des éditeurs de livres et des promoteurs d’idées nobles. Je pourrais appeler ça, mettons, La comédie humaine.
Il faudrait tout de même qu’entre-temps je pense à vérifier si le titre n’est pas déjà pris.
Pierre Parlant
Je peux comprendre (psychologiquement parlant) une certaine aigreur de la part d’un auteur à voir un de ses titres « pris » par un autre. Mais combien de titres se doublent les uns les autres ? Il suffit de prendre un catalogue de la BNF ! Est-ce que la langue nous appartient (car ce titre est tout simplement une expression utilisée par tous) ? Actuellement, on est face à un phénomène que je trouve révoltant : peu à peu, les noms communs, les noms propres, les expressions sont appropriés par des personnes physiques, ou morales. Bientôt on ne pourra plus parler sans payer de droits d’auteur ! On devrai réflêchir au contraire, en tant qu’artistes, et plus particulièrement en tant qu’écrivains, à maintenir une certaine publicisation, disponibilité de la langue, des mots, qui nous traversent, et dont nous ne seront jamais maîtres.
Et pourquoi pas, oui, intituler un livre « la comédie humaine » ? l’écrivain qui l’oserait aurait de l’audace, à mon sens.
Oups !
6e ligne : lire « devrait » et non pas « devrai ».