[Libr-relecture] Emilson Daniel Andriamalala, Ma promise, par Ahmed Slama

[Libr-relecture] Emilson Daniel Andriamalala, Ma promise, par Ahmed Slama

mars 3, 2021
in Category: chroniques, UNE
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[Libr-relecture] Emilson Daniel Andriamalala, Ma promise, par Ahmed Slama

Emilson Daniel Andriamalala, Ma promise, trad. Johary Ravaloson, Dodo Vole, 2020 [1954], 208 pages, 10 €, ISBN : 979-10-90103-57-3.

 

Il aura fallu plus d’un demi-siècle pour que l’œuvre d’Emilson Daniel Adriamalala (1918-1979), figure majeure de la littérature malgache, soit accessible au lectorat francophone. Et c’est aux jeunes éditions Dodo Vole que l’on doit cette première traduction en français de l’un des chefs-d’œuvre de la littérature malgache, si peu représentée dans le paysage éditorial français. Entre révolution, lutte anticoloniale et amour déchu, avec, pour toile de fond, les insurrections malgaches de 1947 et l’impitoyable répression du pouvoir colonial français.

La traduction n’est pas seulement cette translation d’une langue à une autre, quand elle concerne le passage d’une langue dominée, peu valorisée littérairement, à une langue fortement pourvue en capital symbolique, la traduction se fait alors transmutation littéraire ou littérarisation. Opération « par laquelle un texte venu d’une contrée démunie littérairement parvient à s’imposer comme littéraire auprès des instances légitimes »[1]. De ce point de vue, le cas d’Emilson Daniel Adriamalala  est à la fois emblématique et particulier. Que son nom soit, encore aujourd’hui, inconnu en France est dû à cette absence de traduction dans l’une des langues qui domine l’espace littéraire international. Le paradoxe étant que la première traduction de cet écrivain singulier nous parvienne par l’entremise d’une structure éditoriale ne bénéficiant pas, malheureusement, de la visibilité dont elle devrait jouir. Le roman – et sa traduction française – se confrontant à une double domination, langagière et éditoriale, dont souffre un certain nombre d’œuvres issues des littératures africaines, notamment.

Paru en 1954, et maintes fois réédité depuis, Ma promise a influencé plusieurs générations d’écrivain·es Malgaches. Roman hybride, inclassable, à la croisée de la romance et du conte, du récit et du roman historique, prenant la forme d’une lettre écrite par le narrateur, Lala, à destination de Lisy, un temps son épouse, l’ayant quitté depuis. Il revient sur la genèse de leur histoire, cette rencontre fortuite du côté d’Andekaleka, petite localité située sur la côte Est de Madagascar. Lisy y ayant fait escale à la recherche de la sépulture de son ancien amant qui y aurait été enterré, pourtant personne dans la région ne semble en mesure de lui indiquer l’emplacement de la tombe. La composition du roman, 34 courts et denses chapitres, se fait alors circulaire, retour dans et par l’écriture sur leur histoire donc, avec cette double énonciation singulière qui traverse les pages. Adresse directe à Lisy qui se matérialise par l’usage de ce « tu » intermittent, jouant dans et par ce pronom personnel sur le paradoxe de sa présence à elle, dans la diégèse, son absence alors que s’écrit cette lettre qui nous est indirectement destinée. Lettre-livre, roman épistolaire, où cette rencontre inopinée (d’apparence) donne lieu à une attirance réciproque, Lisy et Lala décident de faire un bout de chemin ensemble, se trouvant alors très vite pris·es dans les remous des insurrections malgaches de 1947, au sujet desquelles il nous faudra dire quelques mots.

« Finie la camaraderie. Brisée l’amitié née du sang versé ensemble sur le sol européen au nom de la liberté. Ce fut à qui des deux côtés serait le plus bestial, le plus impitoyable dans l’affrontement… » (p. 101).

Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, le peuple malgache, comme nombre de colonies, se soulève contre le pouvoir colonial. Il ne s’agit pas là de la première revendication indépendantiste au sein de l’île, celle-ci est déjà active au travers du MDRM [Mouvement Démocratique de la Rénovation Malgache] qui prône alors la voie diplomatique et pacifique en vue d’obtenir l’Indépendance de Madagascar. Mars 1947 marque un tournant et voit des milliers d’insurgés munis de sagaies et de coupe-coupe contester le pouvoir colonial français : les colons français (près de 35.000 installés sur l’île) seront pris pour cibles, même les Malgaches qui vivent et travaillent alors avec ces derniers. L’armée française fait d’abord appel aux régiments de tirailleurs sénégalais et marocains. Elle opère une répression aveugle : exécutions sommaires, torture, regroupements forcés, incendies de villages. Ce fut également l’occasion pour elle d’expérimenter de nouvelles techniques de guerre « psychologique » qui seront réutilisées et « perfectionnées » en Indochine ou en Algérie. Le bilan oscille, selon les différentes sources, entre quarante et cent mille victimes ; cette insurrection, trop méconnue en France, a laissé des traces encore aujourd’hui palpables à Madagascar[2].

À la publication du roman, les insurrections sont encore dans tous les esprits : six années seulement nous séparent alors de leur fin tragique, sans oublier qu’à cette époque Madagascar est toujours une colonie française, l’État insulaire n’ayant pas obtenu son Indépendance avant 1960. Ainsi la composition circulaire du roman, évoquée plus haut, permet également de faire un retour sur l’Histoire. Les insurrections malgaches de 1947 y tiennent une place majeure, le narrateur Lala y participe de manière active, se trouvant pris bien malgré lui dans le cours des événements. Se trace alors un parallèle entre le récit de l’amour déchu et les insurrections qui font office, à quelques années de distance, de Révolution avortée. Par l’entremise du roman nous avons un accès direct aux événements, aux répressions bien évidemment dont ont été victimes les malgaches, la terreur des tirailleurs sénégalais, mais également ces techniques d’action psychologiques entreprises par l’armée française, notamment la manière dont elle manipulait certains maquis.  Stratégies et manœuvres dont elle généralisera l’usage contre les différentes luttes anticoloniales qui essaimeront au cours de la seconde partie du XXèmesiècle.

« Pendant ces périodes troubles, les crimes commis par les Malgaches étaient désignés par les insurgés comme des actes commis par des Vazaha[3] et les actes de folie des Vazaha dénoncés par eux-mêmes comme bestialité de l’ennemi ! La sagesse consistait seulement à écouter sans rien dire, car on n’avait aucune possibilité de vérifier et la seule vérité était que les deux nations étaient revenues au temps des grottes et des tanières primitives » (p. 126).

L’immersion dans cette insurrection donnera lieu à plusieurs interrogations au sujet de la lutte anticoloniale pour l’émancipation du peuple malgache. Comme nombre de peuples colonisés, ce dernier s’interrogeait collectivement sur la manière de porter cette lutte.

« – Non ! Exiger son indépendance n’est pas folie, mais passer de la discussion à l’affrontement par les armes, où l’on ne risque pas de gagner, ça l’est ! Je ne suis pas politicien, Lizy, mais je ne crois pas à la folie de nos dirigeants qui ont dû y réfléchir, et c’est pour ça que j’ai de la peine à croire que ces événements aient une origine malgache !… Nous avons commencé à demander notre indépendance selon la voie légale, nous devions rester sur ces positions… » (pp. 73-74).

Il ne faudrait pas pour autant réduire Fofombadiko à une simple fresque historique, l’écriture d’Emilson Daniel Adriamalala se distinguant par son inventivité. À ce sujet il faut saluer le travail de traduction entrepris par Johary Ravaloson, écrivain malgache bilingue à l’œuvre singulière, qui retranscrit avec justesse les nuances de la langue malgache. Quelques notes explicatives permettent de donner la définition et l’usage des quelques termes malgaches qui parsèment le texte. Certaines expressions sont parfois littéralement traduites du malgache, permettant ainsi de retranscrire, en français, les singularités de la langue malgache et de l’écriture d’Andriamalala :

« Comme un seul homme, les Malgaches sans distinction de cheveux, s’unirent derrière leurs représentants, et exigèrent le retour à la souveraineté de la nation » (p. 101).

Traductions littérales qui parfois prennent la forme d’aphorisme : « Quel bénéfice tirerait-on à vouloir mesurer l’eau répandue, qu’on ne peut récupérer ? » (p.191).

Une évocation de la littérature malgache, si sommaire soit-elle, ne peut s’écrire sans en passer par l’un de ses maîtres, Jean-Joseph Rabearivelo dont l’un des poèmes ouvre le roman :

« Quand l’Heure-qui-change sonnera,
rappelez-vous, ô très aimée, que le legs
laissé jusqu’ici par mon cœur
pour vous, dans la profondeur de son silence,
est ceci : — Quelques vers à mettre en musique,
De frêles rubans où l’on a attaché les souvenirs… »

Oui, c’est peut-être l’heure qui sonne pour Adriamalala, l’heure d’être lu en français.

 

[1] Pascale Casanova, La République mondiale des lettres, Le Seuil, coll. « Points Essais », Paris, 2008 [1999], p. 203.

[2] Voir Jacques Tronchon, L’Insurrection malgache de 1947, Karthala, Paris, 1988 [1986].

[3] Étrangers ; les blancs en général.

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