Claude Ber et Adrienne Arth, Paysages de cerveau, Fidel Anthelme X, collection « La Motesta », 2015.
« Le propre du regard, écrit Starobinski dans sa préface à L’œil vivant, c’est de n’être jamais saturé. Il ne l’est jamais par la contemplation d’une œuvre particulière ni par l’inépuisable variété des mondes picturaux existants ». Et Starobinski ajoute : « Voir offre tout l’espace au désir, mais voir ne suffit pas au désir. » « C’est que le regard n’est pas seulement désir de voir, commente Laurent Jenny, désir déjà insaturable en soi, il est aussi désir de retenir, de fixer dans une parole, ce qui ne va pas sans renoncement à la pure visibilité ». Car le regard n’est pas seulement vision. Starobinski nous rappelle que son étymologie le situe d’abord « du côté de l’attente, du souci, de l’égard et de la sauvegarde ».
C’est ce à quoi s’emploient Claude Ber et Adrienne Arth dans Paysages de cerveau.
chaque minute égrène son mantra de gestes quotidiens
– leur feuilleté de pages pliées –
et la surface blanche du lait uniformément blanc
d’une beauté mystérieuse
Mondrian dans la tasse
à travers les murs les volets clos les saules devinés
la cabane du bout du pré sous la hauteur exagérée du cèdre
et une perspective arrière indéfinie
nourrie de halètements légers et d’obscurité
les yeux fixent au fond de leurs globes
un paysage de cerveau
substance neigeuse elle aussi
confuse déroutante
qu’on ne peut ni vraiment voir ni vraiment oublier
que j’entends battre aux mots
avec le jour
à la porte
Ni le piqué précis d’un rafale sur le pont d’un porte avion ni le trait tremblé prouvant qu’il s’agit d’un relevé de tension, d’une topographie d’avant que les mots, ne cernent la sensation, mais ils ont en commun une définition du réel analogue, dont je sens l’aiguille sur ma peau.
C’est cette écriture entêtante tatouant de son piqueté toute chose et mon propre corps que j’écoute exister
surprenant le cœur battre les narines respirer […]
Comme le dit Starobinski à propos du peintre Ostovani, « l’attraction visuelle est doublée d’une attention motrice ». Claude Ber et Adrienne Arth ont, dans la lignée de Starobinski, fait leurs « les propositions de Merleau-Ponty pour qui le spectateur d’un tableau le voit d’abord "avec son corps" et l’éprouve posturalement en une forme de précompréhension. Car il s’agit déjà d’un acheminement vers la signification ». En effet, à plusieurs reprises, Starobinski se réfère, pour justifier ses intuitions critiques, « à la notion d’"aperception mythique" » qu’il emprunte à Ernst Cassirer, rappelant que « c’est là "l’activité première de la conscience […] pour qui le monde immédiatement perçu est une physionomie, une face chargée d’expression". Et il ajoute : "Le sens expressif adhère à la perception même, dans laquelle il se trouve saisi et "éprouvé" immédiatement » (Laurent Jenny).
Claude Ber et Adrienne Arth font résonner singulièrement ce sens expressif.
Et si les photographies ― par exemple ― de l’ouvrage Méditerranée : d’une terre l’autre (Éditions de l’Amandier, collection Photo-Graphie, 2007) sont des photographies de circonstance (elles ont été prises lors des tournées du spectacle « Méditerranées », créé, joué et chanté par Adrienne Arth sous le nom de scène Frédérique Wolf-Michaux de 2000 à 2005), « il faut prendre ici le mot "circonstance" dans son acception la moins convenue, la plus vive et la plus provocante » (nous empruntons cette formulation à Laurent Jenny). « Chaque fois, il s’est agi, dans l’actualité d’une rencontre, de répondre à la sommation d’un événement, à une convocation impérieuse du regard par la force d’une œuvre […]. »
En définitive, c’est l’art de voir que conjugue bellement Adrienne Arth. Et cet art de voir, pour être parfaitement compris, peut être rapproché de celui du cinéaste Antonioni, tel qu’analysé par Alain Bonfand dans Le cinéma saturé, Essai sur les relations de la peinture et des images en mouvement : « L’art de voir ne procède pas de la maîtrise, fût-elle absolue, d’une technique ou d’un savoir-faire, mais d’un perpétuel apprentissage de la vision qui, lorsqu’elle est sidérée par ce qu’elle voit, sait le viser et l’atteindre à son tour pour le rendre visible. Quand Antonioni dit que faire un film est pour lui vivre, il propose et s’impose cet état de vigilance, d’attention et de veille où le visible, tout le visible, "parce qu’il chante", est une proie. »