Trouée Sonore
Christian Prigent, dans Ceux qui merdRent disséquant la question de la « crise de la poésie », exprime le fait que loin de penser à une crise selon le sens consensuel des crises qui touchent et mettent en péril des institutions, la crise est l’état positif de la langue poétique, c’est-à-dire qu’elle n’est qu’autant qu’elle crisse, se creuse, croît et se brise dans l’abîme d’une langue qui s’ébruite en creux au-delà du trou de la bouche. « L’enjeu est toujours de faire résonner dans la langue quelque chose de vivant, quelque chose où l’époque et les sujets qui la vivent s’expriment hors des codes appris et fondent avec cela, à chaque coup renouvelé, la poésie », « c’est comme s’il fallait à chaque fois déblayer le terrain et mettre la poésie en crise, pour que ressurgisse, nue et crue dans le trou ouvert, la question de la poésie ».
Crise de la poésie alors qui serait consubstantielle de sa survenue, phénoménalement inscrite dans ses mots, chaque mot devenant l’abcès crevé de sa langue, la crevasse créée de la langue tenue, moulée selon le plan communicationnel moyen de la mondanéité. Mettant ainsi en évidence l’expérience linguale de la poésie, Prigent, bien évidemment, s’il insiste pour une part sur le travail opéré par les avant-gardes qui ont fait TXT, cependant indiquait déjà une généalogie de langues se filant de Rabelais à Rimbaud, de Artaud à Pennequin. Car de fait, et jamais de droit, la poésie ne pouvant se figer dans une loi et un cadre, ce qu’il énonce touche ou encore provient de chaque expérience singulière faite de la langue, de chaque expérience qui ne s’arrête pas seulement au sens, mais prend avec soi la totalité matérielle de la phonè.
C’est dans cette ligne généalogique que s’inscrit Lissez les couleurs ! à ras l’fanion de Joël Hubaut.
De Joël Hubaut, on sait depuis maintenant belle lurette — 10 ans ? 20 ans ? 30 ? — qu’il est grossiste en art, grossiste boucher, celui qui coupe dans la réalité, dans les collections-étiquetées du monde ossifié, pour construire ses architextures épidémiK, cancérales. Le travail de Hubaut, comme le soulignait encore Michel Giroud (Joël Hubaut, l’excentrique, 2001), « organise la désorganisation du pseudo-ordre ossifié-gelé pour inventer un organique de la surprise, de l’imprévisible dynamique de la coïncidence non-calculable. (…) Espaces où s’affrontent les diverses cultures, Hubaut construit un espace à plusieurs dimensions non réductibles à des éléments simples ; ça devient toujours de plus en plus obscur, de plus en plus imbriqué, de plus en plus tissé, de plus en plus dense, de plus en plus vivant, de plus en plus fictif, de plus en plus foisonnant ». De Hubaut, on connaît les rassemblements hétéroclites d’objets du quotidien taxinomiés à foison par rite ou rythme de couleurs (le rose, le jaune, etc…), on connaît les amoncellements décharges qui sculptent un réel précédemment aboli par la réalité sociale du consumérisme. Mais on connaît moins sa langue tortueuse, torturée, sa langue qui elle-même du trou comblé par la novlangue sociale surgit et s’invente labyrinthe vivant d’une épidémiK démangeaison du souffle, du corps. Tel que le demande alors Giroud : « et si le père Hubaut », bubutant de sa boucle le blablattement de la langue, « était un nouveau romancier d’une espèce encore inconnue nous déroulant les rhapsodies idiotes de son récit sans queue ni tête, notre épopée terrestre si terriblement stupide » ? Oui, et si ? Si, en effet, oui, tel semblerait être le cas, avec ce Lissez les couleurs, sorte de longue mono-rhapsodie en faveur d’une langue qui à l’instar de ce que disait Prigent brise le carcan réducteur des syntaxes conventionnelles.
Dans ce texte, Hubaut, s’il manifeste une autre origine linguale de l’articulation, cependant reprend à son compte cette crise, ce creux qui démolit la langue figée de la grammaire de Dieu ou des Nations. Et c’est bien cela, tout d’abord qu’il faut remarquer. Texte qui n’est pas la trace d’une présence idiolectale d’une extériorité, mais qui prend à sa charge la critique de la fossilisation/réduction de la phénoménalité de la langue par la société et ses repères castrateurs.
Le fanion, ce fanion, qui apparaît au titre du livre, est celui aussi bien de la nationalité linguistique que celui de la religion, que celui du territoire drapé sous le drapeau bandé. Ce drapeau se découvre ainsi linceul de toute enfance idiolectale : il vient recouvrir la prolifération épidémique de l’expression organique du dire, il vient l’étouffer comme la saucisse vient dans la gorge s’enfoncer et réduire le cri ou le rire à n’être plus que gargouillis dépouillé de sa sonation. « La langue de l’origine de la morale contagieuse est comme une saucisse molle dans le trou de la masse infectée par Dieu avec le drapeau pour la pureté de la pensée unique et la langue est comme une saucisse molle qui colle le drapeau dans les poils de la pensée unique » . La langue cadenassée, la langue moulée des territoires gelés, gainés, est mise en évidence par Hubaut selon un principe viral ou cancéreux, une propagation elle-même épidémique qui est venue s’inculquer et s’incuber dans les bouches ouvertes de ceux qui veulent parler.
Ici, il faut souligner l’ontologie de la novlangue, de la langue communicationnelle. Elle met en évidence que la morale de la langue n’est pas naturelle, mais est maladive, est cancéreuse, sorte de dégénérescence cellulaire du dire qui s’invagine des syntaxes purifiées et putréfiées des interdits aussi bien politiques que religieux (pouvons-nous éviter de penser à Nietzsche ?). Ainsi l’homme ne serait pas par essence ce « zoon logon echon » dont nous parlait originellement Aristote, pouvant ainsi le réduire à être un vivant politique (bios politikos), mais en écho à Nietzsche et à sa Généalogie de la morale, il indique que la langue sociale, la langue contrôlée politiquement est établie par une maladie du corps, une déficience de sa possibilité à être puissante, provenant de son impossibilité à incarner sa volonté. Geste de guerre, contre le clonage des mots dans la bouche, le texte selon cette première lecture est un pointage, une mise en lumière de la réduction des articulations. « Chaque langue est la copie de la langue du moule de la masse de la série du trou moulé dans la bouche et chaque homme appartient au moule commun du moulage de l’homme et nous sommes tous des hommes bouchés dans la masse du moule d’uniformisation et nous sommes tous des hommes mous dans ce moulage » .
Le trou de la bouche selon ce moulage est ainsi réduit à être bouché, empêtré, dans « la loi du moule », qu’elle soit politique ou religieuse. Car c’est bien là l’angle d’attaque et d’approche que suit depuis des années Hubaut, cette question du cloisonnement de l’homme dans l’idéologie, cloisonnement dont il témoigne par les couleurs tel qu’il l’explique à Thierry Heynen en 2001 pour la Galerie Marcel Duchamp – Yvetôt. « Les couleurs me semblent déterminantes dans les relations de territoires, qu’on soit conquérant ou seulement possesseur. Toute forme de propriété implique une protection qui peut virer à l’étanchéité et au blindage totalement belliqueux ! (…) Je pense à toutes les formes réactionnaires d’ultra-ethnisme, d’ultra-nationalisme, d’esprit sectaire et buté avec ce choix catégorique d’une couleur qu’on brandit comme un drapeau ». Du trou de la bouche, bouchée, langue moulée à la louche de ce qui la bouche, ne reste plus que les mots uniformisés, inculqués, et capitalisés sous l’égide des grands principes signifiants. Car parler la mass-langue bouchée ce n’est que puiser dans le fatras mono-tone de la banque centrale de la langue anémiée, du nomos des mot mis aux pas.
Face à cela, pour Hubaut : la possibilité de la ligne rhizomique, se référant indirectement à Deleuze et Guattari. Face à cela une ligne de fuite de l’idiolecte, d’un idiome non-contaminé par les couleurs des drapeaux, non capitalisés par l’industrie anale, ahanante du ventre des syntaxes officielles qui créent les étrons étouffants des langues-morts. C’est ainsi que Lissez les couleurs peu à peu glisse dans l’hubris d’une langue qui devient prolifique, épidémiK par sa décomposition en boucle de la logique des séquences phonétiques. La ligne de fuite n’est pas par une abstraction ou un retranchement des mots, mais par leur foisonnement, leur multiplication par un étouffement de contre-investissement. La langue prolifique se compose/décompose à l’image de la fractale, séquence qui se démultiplie, et entre alors en résonance avec les travaux CLOMIX (CLOM signifiant : Contre L’Ordre Moral) , fractale épidémiK, à partir de même unité phonique, démultiplier les profondeurs, les espaces soniques, les aléas perturbés des syntagmes. Langue qui se fait miroir des travaux des monochromes, où le but n’est pas de seulement montrer le système concentrationnaire, même si c’est l’un de ses enjeux, mais de montrer que la multiplication conduit à la perturbation, aux dysfonctionnements, aux aléatoires d’une densité matérielle qui brise justement le système concentrationnaire. « La couleur, c’est juste un outil, une machinerie pour déclencher une dérive d’expériences parce que j’aime la vie. Je parle de la couleur discriminante bien sûr, mais ça doit dépasser largement cette problématique. Tout est fuyant, la cohérence interne n’est qu’apparence, évidemment, je travaille cette histoire de territoire de la pensée unique mais en même temps je me débine ailleurs et je ne sais trop où !!! » (entretien avec Thierry Heynen).
Glissement, enlisement, empâtement des mots dans la bouche qui, peu à peu, lentement perdent leur moule, perdent les syntaxes conciliantes, se délient de la grammaire et de la phonation intelligible, pour se réaliser dans une autre langue, non moulée, mais démoulée, non collée au drapeau et à leurs couleurs. Ceci apparaît aux alentours des pages 60-61. Langue qui s’exvagine du creuset où elle est digérée et empêtrée, ou encore s’expérimente en marge de l’intelligibilité : « on beurre le tule de l’yau à frond dans sa bouche et toute la rale gouline les mouches et toute la rale gougou du rfana et toute la rale tiquele l’dra dans la drouette » « é gloupe lé glo du releu o brou la vliche o kolo o brou la briche é jecgue la rouche routs dénédu » . Langue de la déchéance dirait le parlant-régulier, arrêté à la communication maîtrisée, langue d’aliéné voire de dégénéré. Mais non, et c’est là de ce trou, trou de la bouche qui se risque à cracher les étrons qui lui ont été enfoncés, que sort une autre phonè, celle-là idiolectale, qui alors articule autrement les mots.
Dans l’horizon d’Artaud, Hubaut pose la possibilité de se reconstruire un corps neuf, un corps nouveau qui de sa bouche parle une langue qui n’est pas étouffée. Cette langue-corps est neuve non pas en tant qu’elle invente, non pas parce que ses mots lui seraient propres, mais parce qu’elle se construit autrement à partir des mots qui lui ont été enfoncés. L’idiolectal n’est pas une langue de l’origine, c’est la régénération des articulations du langage-étron fiché dans la gorge : « Tu peux arriver à modifier chaque mot-saucisse avec la colle de la charcuterie et plus tu colles ta langue et plus tu te décolles de ta bouche collée à la bouche bourrée de saucisses » .
L’ idiolectal ainsi n’est pas pureté, car la pureté tient toujours à la morale, à l’épuration voulue au nom de Dieu et de la nation. La pureté, c’est ce qui refuse l’obscurité, les zones d’ombre du trou de la bouche et qui veut emplir ce trou des mots-saucisses de la mass-langue. Non, tout au contraire, l’idiolectal est l’impur, « nouvelle langue impure, (…) une vraie langue impure qui jaillit hors du moule de la purification de la merde » . Déboucher le trou, c’est alors accueillir une digestion épidémiK qui ne vient plus d’un totalitarisme linguistique, mais des accidentalités possibles de cette démultiplication de la langue dans un corps singulier.
Car « ta langue est une nouvelle parole d’amour pour l’impureté de la vie dans l’énergie du monde et ta parole est une énergie pour l’amour du monde ».