Après l’ambitieuse dystopie Chaosmos, cette somme que l’on peut trouver en librairie depuis hier nous plonge cette fois dans une contemporanéité brûlante – nous emmenant tout de même jusqu’en 2016.
Christophe CARPENTIER, La Permanence des rêves, P.O.L, janvier 2015, 480 pages, 21 €, ISBN : 978-2-8180-3546-7.
Présentation éditoriale. Humphrey Winock est un américain de 54 ans, chercheur en dermatologie, qui intervient à l’université de Princeton dans le cadre d’un plan pédagogique antisecte financé par l’Unesco. Winock est en effet le co-fondateur d’une association internationale d’aide aux victimes du gourou Thomas Prudhomme.
Thomas Prudhomme est un gourou français de 29 ans, qui prône la théorie de la Vérité Cellulaire, théorie dont les principes apparaîtront au gré du récit. Après s’être fait amputer des jambes, des bras, s’être fait couper la langue, et crever les yeux et la cavité nasale dans une clinique privée de New Delhi, Thomas Prudhomme s’exhibe, telle une œuvre d’art, dans son hôtel particulier de la rue Frochot, située dans le IXe arrondissement de Paris. Cette exhibition traumatique à haute teneur mystique a déjà déclenché chez plus de 500 visiteurs, parmi les plus fragiles, des actes d’automutilation, dont Prudhomme ne peut être rendu coupable aux yeux de la loi, compte tenu de son statut d’oeuvre d’art, statut âprement défendu par la batterie d’avocats au service de sa démarche délirante.
À travers un exposé oral intitulé « autopsie de la pensée dégénérative de Thomas Prudhomme », qui relate la biographie du gourou depuis son enfance jusqu’à son basculement dans la folie mutilatrice, Humphrey Winock espère démontrer que Prudhomme n’est qu’un pauvre type comme le ventre de l’humanité en enfante tant, et non un nouveau Christ comme ses adeptes le prétendent.
Humphrey Winock a déjà été confronté à ce genre de pensée dégénérative par l’intermédiaire de son fils William Winock qui, trois ans plus tôt, a assassiné un blogueur qui avait sali la réputation de Michel Houellebecq, un écrivain qu’il adulait, avant de se donner la mort dans la cellule de sa prison parisienne. Les circonstances de ces deux drames seront bien entendu exposées en détail. Nous suivons en effet Humphrey à la fois à l’université, lors de ses interventions devant ses étudiants, et chez lui, dans sa vie de tous les jours, ainsi que durant ses intenses réflexions sur le mauvais père et le mari décevant qu’il a conscience d’avoir été.
Lors de ses interventions à l’université, Humphrey se lie d’amitié avec deux étudiants, Henry et Shannon Johnson, qui, initiés dans leur enfance à l’ébénisterie par leur grand-père paternel, ont conscience de s’enliser dans des études supérieures qui ne leur conviennent absolument pas. Auprès d’eux, Humphrey va s’amender du mauvais père qu’il fut envers William, et construire une relation de confiance et d’estime qui va également lui permettre de jeter un regard plus empathique sur la jeunesse qu’a vécue Thomas Prudhomme. En effet, d’abord présenté par Humphrey comme un être maléfique et dangereux, nous verrons tout au long du roman que les choses ne sont pas aussi simples qu’il y paraît, et qu’Humphrey lui-même, pourtant censé le diaboliser, finira par considérer ce gourou comme une victime supplémentaire d’une société dématérialisée qui excite ce qu’il appelle la « Jubilation Autobiographique Spéculative », autrement dit la création d’un romanesque débridé et narcissique à l’intérieur de nos vies.
Quoi qu’il en soit, Prudhomme continue de faire des victimes, mais surtout, il entreprend une tournée des plus grands musées d’art contemporain internationaux qui le conduira de Londres à Brasilia en passant par New York, et dont le point d’orgue sera une exposition de son martyr à la Chapelle Sixtine du Vatican. Pour l’association de défense de ses victimes c’en est trop, il faut réagir. Le kidnapping de Prudhomme est organisé par Humphrey, les jumeaux Johnson et 274 autres complices venus du monde entier, en plein coeur du MoMA de New York par un bel après-midi de mai 2016. L’opération est un succès. Les vigiles sont neutralisés et Prudhomme, l’homme-tronc, est enlevé en catimini. Humphrey embarque aussitôt avec lui clandestinement sur un navire en partance pour Saint-Petersburg en Russie. C’est en effet dans les vastes forêts de Komi, situées au coeur de l’Oural, qu’il confiera le gourou emblématique à une secte d’illuminés qui prônent la « Régénération Préhistorique ».
Tandis que tous les protagonistes du kidnapping attendent leur procès dans leur pays respectif, à la toute fin du roman, Thomas Prudhomme prend la parole pour la première fois, depuis le fin fond du cosmos, où son esprit décorporisé, affranchi de ses cinq sens, a désormais élu domicile.
Le mystère constitutif de toute vie est un des principaux thèmes de ce roman. Non pas le mystère de la création ontologique, mais le mystère autobiographique dont chaque existence est porteuse. Ici, l’existence des personnages finit par devenir une nébuleuse d’intentions inavouées et d’influences ancestrales qui composent pour chacun d’eux une identité approximative et fluctuante dont ils ne peuvent même pas se vanter d’être l’unique propriétaire. Outre son aspect pédagogique et initiatique, ce roman a pour toile de fond les tensions intérieures que génère en nous un rapport trop intellectualisé au réel. William Winock, Thomas Prudhomme, et l’institution de Princeton dans son entier symbolisent cette course effrénée vers la dématérialisation croissante de notre mode de vie, et par voie de conséquence, de notre environnement mental. En analysant les raisons du suicide de William Winock, et de la mutation de Thomas Prudhomme en une icône martyrisée, le roman tente de démontrer que cette dématérialisation passe par celle du langage qui, en devenant de plus en plus spéculatif et théorique, vide l’individu de son identité originelle qui, pour rester cohérente, doit être enracinée dans des expériences sensorielles concrètes avec la matière, avec le vivant.
Par-delà cet aspect critique précité, ce roman est une ode au lâché-prise autobiographique qui, lorsqu’il est dosé (comme c’est le cas chez les jumeaux Johnson et chez Humphrey Winock), est un des ferments du bonheur terrestre et de la liberté individuelle, celle qu’aucune loi, qu’aucun État ne pourra jamais confisquer. Sera récompensé celui qui justement parviendra à se protéger de la dématérialisation du monde en créant du romanesque à l’intérieur de son existence, même artificiellement, du moment qu’il n’en fait pas un usage mortifère.
Note de lecture.
"Il n’y a pas de dimension plus infinie qu’une vie, plus profonde
que ces quelques décennies de présence sur terre qui nous sont accordées
sans justification réelle, si ce n’est celle d’être là et de devoir
assumer seul cette présence ici et maintenant" (p. 82).
Ce nouveau roman critique est une polyphonie qui nous interroge sur notre monde comme sur notre rapport au langage et à la littérature : jusqu’où notre sacralisation de l’art peut-elle nous conduire ? en ces temps ultramodernes, comment expliquer la permanence de notre besoin de sacré, de notre désir-de-dieu ? toute dématérialisation est-elle spiritualisation ? toute spiritualisation est-elle surhumanisation ou déshumanisation ? en un temps où triomphe l’identitarisme, la notion d’"identité" va-t-elle de soi ? que faire quand les "acteurs de la pensée moderne se hooliganisent" (182) ? qu’est-ce que le romanesque aujourd’hui ? s’adonner aux snuff movies ? nous affranchir de notre condition humaine pour voyager mentalement au travers des espaces numériques ? C’est ce que semble avoir réussi un Virgile Mounier métamorphosé en "cette Créature immonde qu’est Thomas Prudhomme" (256) après sa découverte de la Vérité cellulaire… De lui, on retiendra surtout l’art du portrait grammatical : parmi les quelque 6 000 verbes français recensés, chacun sélectionne ceux qui lui correspondent, à savoir ceux qui renvoient à des actions qu’il a réalisées, pour dresser son autoportrait (cf. p. 326-344).
Avec ce "roman d’aventure qui démontre que posséder n’est rien quand être possédé est tout" (dédicace de l’auteur), Christophe Carpentier nous offre un inventif montage discursif qui constitue un miroir critique de notre Société du commentaire. Ce faisant, il s’oppose à la doxa : "La fluidité est le maître-mot de la littérature d’aujourd’hui, les gens veulent lire un roman comme ils visionnent un DVD, sans buter sur un mot ou une image" (272).