[Livre + chronique] Haïkus de prison de Lutz Bassmann

[Livre + chronique] Haïkus de prison de Lutz Bassmann

septembre 4, 2008
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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  Lutz Bassmann, Haïkus de prison, ed. Verdier, col. Chaoïd, 89 p. ISBN : 978-2-86432-536-9. 9,80 €.

[4 ème de couverture]
Le monde est devenu plus rude. On ne peut plus comme avan contempler ls fleurs des cerisiers ni philosopher avec des amis autour d’une coupe de vin. Désormais, quand on regarde les nuages, c’est à travers les barbelés. Quand on s’endort, c’est dans la promiscuité et les mauvaises odeurs. Plus rien n’est paisible. La poésie persiste en dépit des circonstances, l’humour et le détachement continuent à ordonner l’existence, mais la voix s’éraille. La voix ne cherche plus à faire l’épreuve d’élégance. Celui qui parle veut surtout, avant d’être brisé, apporter son témoignage. en choisissant le haïku comme forme d’expression Lutz Bassmann raconte une histoire. Il décrit les menus événements du quotidien de la prison, il donne la vie aux figures qui l’entourent, il invente des personnages : l’idiot, le révolutionnaire dogmatique, le bonze désenchanté, le cannibale, et tant d’autres que de nouveau malheurs menacent.

[Chronique]
L’exotisme, lié à l’orientalisme se constitue avec le XVIIIème siècle, mais surtout le XIXème siècle, comme volonté d’échapper à la seule réalité occidentale, à travers les images qui se rattachent à l’Orient. Ceci se retrouve très bien chez Baudelaire, dans Les fleurs du mal, où l’exotisme devient éro-exotisme (les poèmes étant hantés par la présence de Jeanne Duval), à savoir cet ailleurs de l’Occident ouvre non pas seulement à une réalité autre, mais permet la transformation de soi, notamment érotique. Dans Parfum exotique  l’ailleurs irradie à l’intérieur du sujet sous la forme du rêve, se détache du monde réel (principe de l’île) et vient irriguer tous les sens du rêveur, notamment et surtout par le parfum qui est le seuil de cette échappée. L’exotisme ainsi apparaît chez Baudelaire comme ce qui tend vers l’idéal et non le spleen, ce qui crée une ligne de fuite, certes par le rêve ou l’érotisme, mais qui tout de même libère du joug d’un vécu de sens de la ville, lié à l’angoisse.
Il est évident que l’expression de post-exotisme rattachée à la galaxie des oeuvres d’Antoine Volodine et de ses hétéronymes[1]Je ne reviendrai pas dans cette chronique sur toutes les analyses portant sur la réalité ou non des auteurs de cette littérature post-exotique. Je renvoie aux éléments d’enquête, forts précis, de François Bon sur le tiers livre. Qu’il me suffise de dire, que la question de la schizophrénie ou de la fausse identité me semble être liée irréductiblement à la réalité post-exotique. On s’en apercevra plus tard dans cet article, par rapport au nom., exige immédiatement de mettre en lumière le renversement qui s’opère. Le post-exotisme est l’ouverture d’un ailleurs (celui des pays de l’est) qui ne renvoie pas à l’exaltation des sens, à leur plénitude, mais à un monde halluciné, où l’harmonie s’est transformée en chaos politique, en champ de ruines. Les visions ne sont pas celles du "luxe, du calme et de la volupté", mais tout l’inverse, de la pauvreté, du bruit et des cris (cf. ici à Maria Soudaïeva Slogans) et de la souffrance.
Si l’exotisme trouve ses racines dans un romantisme, où une vérité peut transparaître s’indiquer, donnant le cadre d’une transcendance de l’homme vers la beauté, le post-exotisme prend racine dans l’effondrement de la modernité, son tragique réflexif, la fin des illusions de révolution, dans un enfermement des hommes au sein d’une réalité concentrationnaire.
Et c’est bien ici le cadre même de ces Haïkus de Lutz Bassmann qui se dessine.

La dévastation du monde concentrationnaire
Au sens propre, la réalité concentrationnaire est dévastée, toute perspective de fuite semble impossible, toute ouverture de l’espace est refermée sur la loi de l’emprisonnement. La prison se constitue comme un îlot où la privation de la liberté se détermine comme l’annulation de toute ligne de fuite y compris celle du sommeil ("Quand vient l’aube / les coups de sifflet / saccagent ce qui reste de la nuit", p.28) ou de la mort ("Au soldat on a retiré / sa médaille de guerre / pour qu’il ne l’avale pas" p.26). Toute vision se fait à travers les barbelés où les grilles ("La lune brille à travers la grille" p.35, cf. p.32). Tout rapport à une réalité autre, telle celle de la nature, est liée à l’hallucination ("Cette nuit j’ai entendu les arbres / les feuilles frissonnaient sous la brise / j’ai dû rêver"). Même lors du transfert (partie 2), aucune ligne de fuite ne saurait s’esquisser : "Dehors l’horizon n’existe plus / le convoi s’enfonce / dans la forêt" (p.44), au point que quand les prisonniers ont la possibilité sans doute de tenter une évasion, suite à l’ouverture des portes du train par deux paysannes, ils ne le fassent pas, car "cette fois encore <ils ont> oublié de penser / à l’évasion", et de toute façon pourquoi s’évaderait-il, car ce monde concentrationnaire est total, infini, tragiquement sans limite ("Le pays n’a aucune limite" p.49). S’évader comme le tentera à la fin l’éleveur conduit irréductiblement à la mort.
Cette dévastation ne touche pas seulement les choses, mais les êtres. Les hommes, dans cet univers, sont eux aussi détruits comme être. Primo Lévi insistait dans Si c’est un homme, sur le fait que les prisonniers dans les camps de concentration étaient déshumanisés tout d’abord par la transformation de leur identité. Sans nom, seulement des numéros, ils n’étaient plus individu, mais élément d’une série. Dans les Haïkus, les noms eux aussi s’effacent : aussi bien dans le rapport que les hommes ont entre eux, que pour chacun d’entre eux. Lutz Bassmann ne parle des prisonniers que rarement à partir du nom ou du prénom, les désignant seulement selon une logique diminutive et réductive : soit à partir d’un stigmate physique (le borgne, le bègue), psychique (l’idiot), ou de leur provenance géographique (le Russe), ou professionelle (le proxénète, le professeur, les politiques). Les noms se sont perdus, les hommes sont réduits à des appellations, ils sont anonymés, ceci amenant que lors de l’appel fait par l’un des surveillants, si la liste des noms est perdue, peu importe, "le soldat rougit il bredouille / des noms imaginaires" (p.39). Cette destruction conduisant les prisonniers eux-même à perdre leur nom, à ne plus savoir précisément qui ils sont ("certains ont oublié / leur vrai nom" p.23).

L’impossible communauté
La possibilité politique de la révolution n’est plus. Contrairement à la modernité qui s’est irriguée de celle-ci, notamment avec les avant-gardes des années 60-70 qui sont allées vers le maoisme, le monde du post-exotisme, s’il décrit parfois une réalité en guerre, celle-ci n’est plus révolutionnaire, mais bien le signe de l’impossible révolution, d’une aporie de la révolution. Nous retrouvons cela dans ces haïkus, à travers la constitution de l’organisation (terme employé à plusieurs reprises par Antoine Volodine dans ses précédentes oeuvres). Tout au long de la première partie du livre, vient d’une manière récurrente, la mention de la constitution d’une organisation. Dans cet agrégat de détenus, c’est la seule mention d’une possible communauté. Or, si "l’organisation s’est constituée / les divergences subsistent / sur les objectifs" (p.13). Ceci parce que dans ce monde sombre de la prison, ce qui compte avant tout c’est, nous le comprenons, la survie, et donc la lutte pour l’intérêt personnel. Ceci ressort aussi bien des transactions constantes entre les prisonniers que des conditions économiques liées à l’organisation ("il faut donner aux chefs deux cigarettes / pour adhérer" p.17). L’organisation est une entité impossible, car la prison est le lieu impossible pour la communauté. Chaque homme est dans la solitude absolue de lui-même (ref. p.34). Tragique de la situation, face à l’asservissement, les prisonniers sont dans l’incapacité de s’unir, sont dans une méfiance absolue les uns vis-à-vis des autres, amenant que l’une des tâches militaires de l’organisation soit de "surveiller <leurs> espadrilles / pendant la douche" (p.34)>. L’organisation est en ce sens le lieu d’un rédoublement de la violence déjà constante, amenant qu’elle s’auto-dissout, du fait de la "peur d’évoluer / vers l’autoviolence" (p.30).

La réalité de ce monde post-exotique, si bien évidemment, elle est surréaliste, mais d’un surréalisme des enfers ou du purgatoire, est le reflet de notre réalité. Si l’exotisme baudelairien était ligne de fuite, ici le post-exotisme est l’impasse sous la forme de la mise en abyme de la réalité socio-politique. En quelque sorte à l’instar d’un Kafka et de son univers froid (cf. Le Chateau, où l’hiver ne finit jamais, ce qui fait penser un peu au rythme des saisons dans ces haïkus) qui donnait une image de l’époque, le monde post-exotique renvoie au lecteur la teneur même de cette époque à travers l’outrance de ses descriptions.
Contrairement à ce que peut écrire — dans son néanmoins très intéressant article — Thierry Saint Arnoult (lire sur remue.net), nous ne sommes pas dans un monde de la fêlure, ou en tout cas aucunement au sens de Deleuze dans La logique du sens d’où il tire l’expression. La fêlure chez Deleuze précède l’effondrement, précède une forme de cassure (il faudrait ici reprendre ses analyses de Différence et répétition). La fêlure, telle qu’il l’analyse chez Fitzgerald, est un agencement quasi-imperceptible de dégradations, qui apparaît comme constituant un monde. Le monde post-exotique n’est pas celui de la fêlure, mais bien plus il est celui qui révèle l’effondrement. Ce monde n’est pas celui du glissement, du changement, mais celui du trou (par exemple celui de la pissotière du train où se retrouve Lutz Bassmann). Alors que la fêlure est pré-tragique, même si ellel en indique la direction, le monde effondré est un monde tragique, sans sortie.

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Philippe Boisnard

Co-fondateur de Libr-critique.com et administrateur du site. Publie en revue (JAVA, DOC(K)S, Fusees, Action Poetique, Talkie-Walkie ...). Fait de nombreuses lectures et performances videos/sonores. Vient de paraitre [+]decembre 2006 Anthologie aux editions bleu du ciel, sous la direction d'Henri Deluy. a paraitre : [+] mars 2007 : Pan Cake aux éditions Hermaphrodites.[roman] [+]mars 2007 : 22 avril, livre collectif, sous la direction d'Alain Jugnon, editions Le grand souffle [philosophie politique] [+]mai 2007 : c'est-à-dire, aux éditions L'ane qui butine [poesie] [+] juin 2007 : C.L.O.M (Joel Hubaut), aux éditions Le clou dans le fer [essai ethico-esthétique].

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2 comments

  1. smad

    Article éclairant; déjà subjugué par « avec les moines soldats », je vais me jeter sur les « Haikus de prisons »…

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