Michèle Dujardin, Abadôn, éditions Seuil, collection Déplacements, 110 p.
ISBN : 978-2-02-096072-4 // Prix : 14 €
[4ème de couverture]
Abadôn, dans le livre de Job, c’est la perdition, l’égarement.
Égaré : sur une île, un quai, dans une ville, une chambre d’hôpital. L’espace a toujours des murs envahis de lierre, celui de l’enfance persistante, parasite, il a toujours la mer,qui lui donne ses proportions, ses chiffrs, ses rythmes.
L’égarement n’a pas d’île, de ville ni de quai, ni de chambre, mais une écriture qui se gagne sur la nuit dans la nuit, avec le corps, sa fatigue, son sexe et son souffle, et le contact amoureux le plus seul, le plus étroit et le plus douloureux avec la violence originaire. Et la poésie comme perdition accidentée, charnelle, désirée quelque part entre le noir et le nu, intensément.
Née à Marseille, Michèle Dujardin, après un premier livre publié tôt, s’engage dans une longue réflexion poétique dont abadon serait la première porte.
[Notes de lecture]
J’ai hésité à parler de ce livre. Car j’ai éprouvé beaucoup de difficultés à le lire. Non qu’il soit ardu, énigmatique, mais parce que j’ai ressenti tout au long de ses pages la sensation qu’il arrivait trop tard, qu’il était issu d’une autre époque. Certes sans doute historique, mais aussi et surtout du point de vue de mon existence : il me semblait lire une prose poétique d’adolescente, aux images si reconnaissables, si attendues, aux envolées si propres aux tonalités de cet âge-là. Je ne pensais pas écrire sur ce livre, et il est resté là, à côté de la pile des livres que je lis jour à jour, là, sans que je n’y prête un regard, jusqu’à ce que je repense à un film de Godard, Hélas pour moi, sorti en 1993.
Dans ce film, Godard réfléchit à partir de Giacomo Leopardi, qu’il cite à plusieurs reprises, notamment cette phrase, qui est revenu tourner en crâne ces derniers jours : "On n’en finirait pas de dresser la liste des illusions et des absurdités qui sont tenues pour vraies par les hommes les plus sensés, chaque fois que l’esprit ne peut venir à bout d’une contradiction qui le tourmente." Tout le début du film, est une réflexion sur l’histoire qui a été perdue, mais pas seulement l’histoire, mais le souvenir de cette histoire, au point qu’il ne reste plus que la question de ce souvenir, en quelque sorte la question d’une question : "Notre époque est à la recherche d’une question perdue, comme fatiguée par toutes les bonnes réponses ".
Ce livre de Michèle Dujardin me paraît entrer en écho avec cela : comme une poésie absurde aussi bien dans son thème que dans sa langue qui tenterait en vain de raviver ce qui a été perdu, ce qui ne peut plus être car non seulement nous n’en avons plus la représentation, mais nous en avons même oublier le souvenir de la représentation.
François Bon, présentant la collection Déplacements et les futures publications [ici], lorsqu’il en vient à parler de Michèle Dujardin, met en évidence certaines questions portant sur le lyrisme et peut-être sa concordance avec ce qui a lieu en cette époque : "la fonction lyrique de la langue peut-elle encore se jouer et à quel prix" ? Cette question, il n’y répond pas, il en présuppose la réponse, en exprimant sa fierté de publier ses expériences lyriques. Il en présuppose la réponse : oui, il lui semble que le lyrisme peut avoir sa place.
Je reprends à mon compte cette question.
La fonction lyrique, c’est évident peut encore se jouer, à savoir peut encore toucher. Mais il faut se demander qui et pour quelle raison. Ces questions ne sont ni arbitraires, ni artificielles, car elles permettent de percevoir précisément ce que véhicule un texte, son domaine d’appartenance et ce qu’il vise et de là son efficacité. J’ai déjà expliqué, notamment dans un article portant sur Doc(k)s, qu’il fallait réfléchir ontologiquement à la littérature en relation au sujet humain. La réception de chaque type de littérature ou de textualité se fait en relation avec la variation du mode d’être du sujet humain. C’est en ce sens que justement il n’y a pas de vérité dans la littérature, au sens où, celle-ci sortant du domaine strict de la loi et de ses interdits — qui à chaque fois détermine la manière d’être de la conscience et de la sensibilité —, peut s’ouvrir à tout type de sensibilité. C’est parce que la littérature brise le devoir être aussi bien linguistique que représentationnel de la vie en commun social, qu’elle permet de saisir les multiples modes d’existence, au moins psychique, du sujet humain. Toutefois, si ce déploiement des possibles littéraires est réel, il est aussi nécessaire de réfléchir à l’expression de ses modalités en chaque époque, ceci permettant de percevoir en quel sens il peut y avoir des critères aussi bien de contemporanéité liés à une oeuvre, que d’efficacité performative en rapport à l’époque.
Quel est le type de sensibilité qui est visé par le lyrisme de Michèle Dujardin. Son texte porte sur le corps, le désir de l’autre, et la souffrance qui déchire le désir et cette distance à l’autre au niveau du monde, ceci à travers une adresse au divin (reprise du thème de Job). Les images qui construisent cette écriture du corps, sont classiques : la mer, le bleu, le ciel, les étoiles, le sable, etc… (tout le XVIIIème siècle en est empli) l’écriture est hypertrophiée de métaphores qui semblent éculées, connues, redondantes, voire même asphyxiantes. Ce qui est recherché ,c’est une forme de désenchaînement par ce flux, détachement du monde, celui de la ville, pour retrouver un touché de la vérité du sens, ce qui passe par le corps et l’autre. Ce texte, derrière son flux porte en lui nostalgie et mélancolie.
Ce qui nous amène étrangement à réfléchir à ce que pouvait énoncer Novalis quant à la nostalgie [lire son Hymne à la nuit sur la Revue des Ressources] : " Avec une angoissante nostalgie nous voyons / Le passé enveloppé de sombre Nuit, / Dans ce temps éphémère jamais / La soif brûlante n’est apaisée." Novalis, dans une inspiration liée au romantisme du courant idéaliste allemand, exprime ici en quel sens nous sommes dans la nuit (il faudrait de même relire Hölderlin), mais dans cette nuit, nous sommes travaillés, hantés par le passé, l’Orient, qui ne saurait plus être vu. Tragique occidental moderne : nous ne sommes plus brûlés par la surpuissance du divin (tragique grec et chrétien) mais nous sommes séparés du divin (cf. Remarques sur Oedipe / Remarques sur Antigone de Hölderlin), le divin ne fait plus signe. Ceux qui ressentent cette détresse, cette détresse selon cette modalité, sont des mélancoliques, hantés par une origine qui ne reviendra plus.
Michèle Dujardin est symptomatique de ce trait : "le poème éclôt, nettement découpé sur le fond de cet orient de douleur où tanguent ls façades de nos vies sans bords, et même sans cris". Le texte, tout aussi bien par ses images que par ce qu’il appelle (une prière en direction du divin) ne cesse de crier ce retour, cette déchirure.
En ce sens ce texte s’adresse à ceux qui sont pris dans une forme de désir nostalgique des temps anciens. Son lyrisme forcené ravira ceux pour qui l’époque est devenu lieu de non-existence, désert du sens. Confronté à la contradiction de l’époque, à son aporie, le texte est lieu de refuge, de recherche d’un passé qui n’est plus, d’une sensibilité d’un autre âge. Pour ceux par contre qui ressentent la nécessité de réfléchir cette époque, de l’affronter dans sa consistance, comme peut le faire l’autre titre de la collection Déplacements : La loi des rendements décroissants de Jérôme Mauche, ce texte paraîtra immédiatement absurde, issu de cette époque où la surpuissance du corps déborde la pensée, où l’on se laisse prendre par les sentiments les plus romantiques, sorte de révolte contre l’ordre des choses : l’adolescence.
Y a-il un sens à parler d’efficacité du texte ? Je le crois : le texte de Michèle Dujardin n’a aucun effet sur le monde qui nous entoure, son effet est justement d’abstraire de ce monde, de porter ailleurs, il est une invitation à quitter ce monde pour sa propre sphère référentielle. C’est en cela qu’il rencontrera certainement ses lecteurs : des rêveurs nostalgiques.
UNE PENSEE REVEUSE
Le rêve n’est pas un territoire de nostalgie
Il n’y a bien que des endormis
Pour le prétendre tel
Le territoire du rêve dépasse
Les médiocres tentacules poussiéreuses
D’un réel qui n’est autre
Qu’un imaginaire atrophié volontairement
Par les tenants et aboutissants
Des logiques sécuritaires
Le terrain de jeu des esclaves de la peur