Alain Gauthier, Jean Baudrillard, une pensée singulière, Nouvelles Éditions Lignes, 2008, 192 pages, 14 € ISBN : 978-2-35526-012-4. [ Voir le site de l’éditeur : http://www.editions-lignes.com].
Un an après la disparition du philosophe et sociologue renommé (1929-2007), son œuvre originale fait l’objet d’une traversée singulière dont la limite tient sans doute à son parti pris même de lecture exclusivement immanente.
Quatrième de couverture
"Contre la terreur du sens, de l’interprétation, de la transparence obscène, en appeler à la séduction de la pensée : tel est l’enjeu de l’écriture. Faire en sorte que l’illusion portée par la formulation resplendisse de toute la puissance adverse, celle de la vérité. Le faux en écriture s’alimente de l’énergie de la vérité pour tracer une image vraisemblable, une forme de lucidité indissociable de son apparence. Une pensée singulière" (Alain Gauthier).
Le présent ouvrage, loin de tout académisme, nous mène au plus près des mots de Jean Baudrillard, des mots de poète insurgé autant que de penseur paradoxal, pour atteindre au secret d’une théorie en acte.
[Chronique] Une philographie postmoderne
"Je rêve d’une image qui soit l’écriture automatique de la singularité du monde"
Jean Baudrillard, Le Pacte de lucidité ou l’Intelligence du Mal, Galilée, 2004, p. 11
"Vous ne modifiez pas l’état du système en faisant seulement une analyse pointilleuse.
Vous n’en proposez alors tout au plus qu’une distanciation érudite. Pour que la force de la
pensée illumine les choses présentes (actuelles et inactuelles), il faut une autre forme,
celle du rebrousse-poil du consensus ; il faut un autre regard, celui qui se braque sur les figures
collectives en déliquescence ou en émergence" (A. Gauthier, p. 82).
Une double mutation
"Un système qui exclut toute altérité se dévore lui-même"
Jean Baudrillard, Le Paroxyste indifférent, Grasset, 1997, p. 80
Le sociologue Alain Gauthier a judicieusement choisi comme fil rouge de son parcours la concordance entre mutation sociale et mutation épistémologique : pour rendre compte d’une totalitaire réalité intégrale, à savoir d’un monde unifié produit par autoréférentialisation, Jean Baudrillard en est venu à une pensée radicale, c’est-à-dire une pensée non totalisante mais cohérente, une réflexion/réflexivité qui prend le risque de l’in-signifiance dans un jeu dynamique avec les formes dont la finalité est la séduction.
Dans cet ouvrage comme dans l’œuvre de Baudrillard, est présenté comme majeur le passage du symbolique au sémiotique qui s’est opéré dans les années soixante. La société de la production et de l’échange des valeurs, régie par un système axiologique, a fait place à une société de la consommation jouissive-régressive de signes, régie par la soumission à un code uniformisant ; l’avènement d’une réalité virtuelle – c’est-à-dire d’un monde transparent dans lequel le médium, désormais "phénomène social total" (Mauss), informe la réalité sociale de telle sorte que les signes se substituent aux objets concrets ou aux relations humaines effectives pour véhiculer des représentations propres à un paradigme dominant – a pour corollaire une série d’antinomies : réalité versus simulacre, action vs interaction, éthique vs conformisme, différence vs in-différence, Autre vs Même, individualisation vs individualisme de masse… Cependant, Alain Gauthier souligne à juste titre que cette conception non sociologique et non économique n’aborde ni le marché, ni les rapports différenciés des classes aux produits, se concentrant sur un code dont les effets négatifs sont atténués par la fonction d’intégration.
Par homologie à cet hyperespace de la simulation, la pensée omnidirectionnelle de Baudrillard rompt avec l’héritage des Lumières pour établir un va-et-vient (un jeu) entre théorie et monde théorisé (théorie fatale). Rejetant la relation distanciée qu’entretient au monde le sujet savant, cette "pensée iconoclaste" (23) n’existe que par son actualisation dans l’écriture comme dans le monde. A-systématique et a-méthodologique, cette pensée vive et plastique se situe entre adhésion à l’air du temps et savoir constitué, cette pensée sous tensions se joue des alternatives, préfère la monstration à la démonstration, l’exposition à l’explicitation.
Ainsi, parce qu’elle se développe contre le postulat de l’intelligibilité du monde, ne se révélant ni exhaustive, ni purement transcendantale, et que, comme toute création véritable, elle s’avère intraduisible, la pensée de Jean Baudrillard est qualifiée ici de singulière. On regrettera seulement un manque flagrant de précision et de clarté concernant la mutation interne d’une théorie des signes à une anthropologie du symbolique, d’une pensée perçue comme territoire à un hyperespace théorique.
Question de méthode
La démarche d’Alain Gauthier tend à l’isomorphisme : pour lui, la seule approche valable consiste à élaborer une sorte de Baudrillard par lui-même ; autrement dit, d’établir une homologie entre pensée singulière et lecture-récriture. D’où la tentative de forger "des concepts ou des analogies en bordure de cette pensée" (11), comme celui de pensée-livre pour montrer en quoi l’œuvre de Baudrillard donne d’autant plus à penser en dehors de tout carcan théorique que la théorie est fiction ; d’où la forme choisie du cahier, fragmentaire et a-systématique. Le volume se compose ainsi de deux cahiers, intitulés "Une pensée dans l’air du temps ?" et "Une pensée en duel", qui entrecroisent des entrées à dominante thématique et d’autres plus formelles : "La Société de consommation", "L’Indifférence", "La Simulation", "Notes sur le destin" ; "Note sur l’écriture", "Notes sur le “nous”", "Penser les formes", "Le Défi de l’incertitude"… Chacun d’eux s’achève sur des questions autoréflexives ou suscitées par l’œuvre : "L’affinité avec une forme théorique prévient-elle toute pertinence interrogative ?", "L’air du temps ne peut-il pas abolir toute pensée ?", "La stratégie n’est-elle devenue que manipulation des signes ?", "Dire qu’une pensée est singulière, n’est-ce pas un pléonasme ?", "Ne peut-on pas imaginer la disparition de la forme tranchante de la pensée ? Un livre à plat, aplati par l’écran ?", "Le principe duel est-il d’ordre immuable ?", "Quel est le devenir de l’indifférence (mise à part son accentuation) ?"…
Une fois signalée la cohérence du parti pris, il convient d’insister sur la limite d’une telle critique d’adhésion. Outre que l’auteur passe sous silence la position problématique de Baudrillard sur l’art contemporain, il ne situe pas son œuvre par rapport à celles de Barthes, Debord, Deleuze ou Derrida ; pire, il va jusqu’à s’attaquer à de grands noms sans autre forme de procès que quelques lignes inquisitrices : après avoir stigmatisé "la manière ratiocinante" dont Bourdieu conduit la critique du sens commun, il déplore le systématisme et le monolithisme de Bourdieu, Foucault et Lévi-Straus… Certes, dans La Distinction (Minuit, 1979), le sociologue avait procédé tout aussi brutalement, opposant dans une courte note sa vision des objets comme objectivation des différences de classe à celle de Baudrillard dans Le Système des objets (1968), "protocole d’un test projectif déguisé en analyse phénoméno-logico-sémiologique" (84). Mais c’est ignorer, d’une part, les subtils déplacements et la fécondité de l’entreprise bourdieusienne [voir mon article du 20/01/2006], et d’autre part, l’incompatibilité entre les adeptes de la pensée scientifique et celui qui est taxé d’"essayiste" par Bourdieu et ses disciples ou héritiers (1). Sans compter que la volonté d’imiter le style lapidaire et elliptique de Baudrillard aboutit parfois à un verbiage généralisant et à des truismes comme celui-ci : "L’apparition de l’événement ne peut que déstabiliser la pensée" (81).
(1) C’est ainsi que, par exemple, dans L’Esprit sociologique (La Découverte, 2005), Bernard Lahire lui reproche une "absence d’ancrage empirique" qui ne lui fait engendrer que "des effets de réalité" (47-48).
quelques points ont l’air intéressants… même si ça n’a pas l’air de proposer une vision d’ensemble, « objective », avec du recul, du travail et de la pensée de baudrillard. (ce qui serait utile pour quelqu’un comme moi qui ne l’a lu que par fragments et articles)
Le mieux est de commencer par l’article de Wikipédia, d’enchaîner sur « Mots de passe » (2000) de Baudrillard lui-même (14 concepts pour entrer en contact avec sa pensée) et de finir par le CAHIER de Lherne (2005), importante somme sur cette oeuvre.
Gourou Hamel, montre-nous la voie…