[Livre + chronique] Army de Jean-Michel Espitallier

[Livre + chronique] Army de Jean-Michel Espitallier

novembre 14, 2008
in Category: chroniques, Livres reçus
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  Jean-Michel Espitallier, Army, ed. Al dante, 53 p. ISBN 978-2-84761-978-2.

[4ème de couverture]

Le monde défile derrière une mire
et dans les graduations
de ma lunette de tir.

      [Chronique]      
Denis Salas dans La volonté de punir, montre comment s’est construit le processus de juridiciarisation populiste en occident, et ce à partir des années 1960 aux Etats-Unis. La logique de la juridiciarisation obéit à une construction d’une réalité imaginaire par recomposition des relations en jeu. Face à un crime, ou bien un fait, il s’agit de produire une décloturation de l’évènement, en amenant à penser qu’il puisse toucher la totalité de la société. Ceci étant possible par la recomposition de relations entre des faits, qui étaient originellement détachés les uns des autres, causalement étrangers les uns aux autres. C’est la construction médiatique (et sa volonté populiste d’empathie) qui permet la création de ces liaisons. Alors qu’il y a un cas de violence, on va généraliser le cas en le reliant à d’autres formes de violence, afin de construire une image de la réalité déterminée, pouvant provoquer une forme d’adhésion affective (à défaut de cognitive) des spectateurs. C’est en ce sens que ces derniers jours, avec les sabotages touchant les caténaires de la SNCF, nous voyons les médias, assister les politiques en créant de toute pièce la fiction d’une réalité qui pourrait être inexistante. En reliant les sabotages, à la notion de groupe d’ultra-gauche, puis en les liant à un groupuscule qui n’est autre que TIQQUN [quel rire à lire les commentaires sur les blogs des journaux officiels], et à certains de leurs textes, les médias construisent la fiction de la réalité d’un terrorisme d’ultra-gauche qui n’existe pas tel qu’il est présenté, mais qui permet l’adhésion triviale à une causalité officielle.

Toutefois, si cette production d’une réalité imaginaire peut tenir pour une part aux conditions de sa production médiatique, cela tient aussi cependant au processus de compréhension, d’association propre à la conscience du spectateur. Le spectateur quand il est face à l’actualité, il est face à un seul phénomène continu et géolocalisé au niveau de sa diffusion médiatique. Quand on lui présente des fait, il ne se déplace pas dans chaque lieu, mais il les appréhende selon l’unité de lieu qui est la sienne, et les relie selon l’unité de temps qui est celui du processus de narration médiatique (logique du storytelling, du montage, de l’association image/son/texte). Le spectateur est un lieu de synthèse des données qui lui sont présentées (ceci consciemment ou inconsciemment), un lieu où s’homogénéise ce qui phénoménalement est distinct, sans lien direct. Cette synthèse faite par le spectateur pourrait apparaître par exemple dans la création médiatique du concept d’Al Qaeda. Al Qaeda, est certes une entité réelle, cependant certainement très circonscrite et de même assez localisée. Al Qaeda est en ce sens un groupe terroriste réel. Toutefois la construction médiatique et de la synthèse d’appréhension du spectateur va transformer cette entité, en produire une image qui va conditionner ensuite la compréhnsion de la réalité. Les médias relient des actes isolés et distants dans le monde (Indonésie, Pakistan, Egypte, Palestine, Ethiopie) à partir de la focale centrale d’Al Qaeda. La narration médiatique et la synthèse d’appréhension du spectateur vont imaginer peu à peu cette entité selon le régime métapho[r/b]ique de la pieuvre, du réseau planétaire (logique imaginaire classique dans la construction de l’ennemi et de la conspiration). C’est en ce sens que pour les américains, dans les années 2001-2005, la certitude existait que le gouvernement d’Irak était lié à Al Qaeda et avait participé aux attentats du world trade center. Le spectateur voyant des réalités différentes, toutefois, par sa position de réception (derrière la mire) et les relations médiatiques opérées, va créer une cohérence de la réalité qui n’est pas adéquate aux faits qui ont véritablement lieux. Le processus qui a lieu souvent est celui de la généralisation (Al Qaeda est partout, est omni-potent, la preuve ils semblent invisibles, pouvoir agir en tout lieu, être inarrêtable, lapreuve on nous dit que c’est Al Qaeda qui a agi). 

Dans un tel processus de construction de la réalité, ce qui ressort c’est peu à peu l’inversion entre la cause et l’effet. La cause de la représentation est issue des faits, la représentation est tissée médiatiquement, et ensuite devient le critère de perception et de compréhension des nouveaux faits qui sont donnés. À ceux qui dénoncent les dérives de la théorie du complot, il serait quand même urgent de prendre conscience que les plus grands producteurs de ce type de théorie sont liés aux médias traditionnels et aux pouvoirs politiques, qui comme Machiavel nous l’avait enseigner, ont tout intérêt à plonger les citoyens dans une forme de méfiance généralisée, de peur sourde, de craintes face à ce qui semble étranger.

Jean-Michel Espitallier dans son nouveau livre en vient à interroger cette logique de synthèse des données phénoménales données médiatiquement. La question de la guerre est présente dans ses écrits depuis 2001-2003. Toutefois, il la considère d’abord comme sujet médiatiquement donné. Car il s’agit bien de cela de sa construction médiatique (à ce sujet je renvoie aussi bien au travail de La Rédaction sur les portraits d’otages qu’au travail que j’avais accompli en 2003 via spampoetry à propos de Irak under attack : War-Z actualités). Pour lui, et c’était déjà le cas dans En guerre, ce qui doit être analysé, n’est pas tant ce qui se passe réellement, que la manière dont la guerre est une consruction médiatique d’images, de récits, d’une réalité martiale donnée au spectateur. Army, poursuit ainsi ce qui avait été abordé dans En guerre.

Dans Army, nous semblons faire face à un témoignage personnel, celui d’un groupe de soldats US (indices Je, nous).
Personnel/impersonnel, témoignage personnalisé, mais lié à des sources impersonnelles et diffusées en masse. Car tout ce qui a lieu dans ce texte est repris de sites d’informations ou encore de sites de diffusion vidéo (cf. p.53, les sources dont sont issues les descriptions, les retranscriptions). Le témoignage personnel que nous suivons sur la guerre, sur l’armée est construit à partir d’éléments distincts et non reliés potentiellement.

Cela pose la question donc de la fictionnalisation des documents informationnels tels qu’ils nous sont communiqués, fictionnalisation unifiant autour d’un référent ces éléments, cela pose la question de savoir, en quel sens, en tant que spectateur de faits épars et diffusés selon différentes plate-formes ou modalités médiatiques, pourtant je reconstruis une seule et unique réalité. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : de cette unification dans un seul vécu de ce qui est multiple, distant, séparé.

L’horreur que nous vivons face à la guerre d’Irak, pour la citer, c’est que loin de n’être que les témoins directs géolocalisés, nous sommes les récepteurs de plusieurs géolocalisations et événements liés, et nous sommes les producteurs d’une fiction unique de ce qui n’était pas lié. Le spectateur voit "le monde défler derrière une mire" et c’ets selon son intentionnalité (la "graduation de sa lunette de tir") qu’il va composer le sens. 

Nous vivons l’horreur d’une réalité qui phénoménalement n’existe pas.

Le spectateur devient, consciemment ou inconsciemment, le producteur d’une dramaturgie insituable, au sens où il est le moteur d’un assemblage d’éléments distincts qui n’ont de relation ni géographiquement réelle, ni même parfois temporellement ou causalement. Il crée à partir de sa position excentrée un nouveau drame, qui vient surcoder chaque élément repris, lui donner des règles de relation qui n’existent pas, renforcer cs certitudes, ou bien les certitudes dont il hérite via la diffusion médiatique. Ce que nous amène à faire Jean-Michel Espitallier, c’est cette expérience. Le témoignage personnel que nous lisons, à la première personne du singulier ou du pluriel, n’est que la reconstitution d’une réalité qui n’a jamais eu lieu, d’un théâtre des opérations qui n’a pas historiquement de réalité.

Et l’horreur se révèle, l’horreur de la guerre est redoublée par l’horreur de sa construction médiatique dans laquelle est plongé le spectateur. L’horreur réelle, existante, est surjouée par l’imaginaire médiatique qui alors constitue 1/ une réalité homogène inexistante, 2/ un point de vue spécifique sur ce qui est donné. Car ce qui redouble le processus de fictionnalisation des données phénoménales, c’est le point de vue. Le spectateur devient un sniper, il va viser les cibles qui correspondent à son intentionnalité. Que cela soit aux USA, où le spectateur a été entraîné à percevoir unilatéralement le mal dans les ennemis, que cela soit en France, où les médias ont entraîner les spectateurs à percevoir les USA comme menteurs, falsificateurs. dans un cas comme dans l’autre, la visée est celle d’entraîner le spectateur dans le sens d’une reconstitution du théâtre des opérations, dans une dramaturgie devant l’imprégner.

Dans Army, la réalité fictionnelle à laquelle nous convie Jean-Michel Espitallier est celle du soldat, de son vécu, de ses états d’âme sur la population (p.30), sur ses moyens de guerre notamment son fusil (pp. 18-19), sur les morts qui l’entourent. dans Army, lisant, je deviens ce "Je" là, car de fait j’ai produit ce "je"-là, je suis la source de sa réalité fictive. Ce Je-là devient la fiction révélante pour mon propre récit de la guerre, pour ma propre intentionnalité visant à appréhender ce phénomène-là. Je suis le soldat construit par les bribes diverses des informations. Quand, face à la mire de l’écran je parle de la réalité vécue des soldats, je ne fais aucunement référence aux vrais soldats, mais bien à la fiction produite par mon propre esprit.

Un tel texte n’a donc aucune visée moraliste (comme on en voit bien trop à propos de la guerre), mais il a d’abord une fonction cognitive. Il suspend le jugement moral (le désamorce par le processus de construction/déconstruction des logiques de fictionnalisation) pour présenter la complexité de la naissance de notre représentation liée aux instance médiatiques et à notre positionnement de spectateur.

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Philippe Boisnard

Co-fondateur de Libr-critique.com et administrateur du site. Publie en revue (JAVA, DOC(K)S, Fusees, Action Poetique, Talkie-Walkie ...). Fait de nombreuses lectures et performances videos/sonores. Vient de paraitre [+]decembre 2006 Anthologie aux editions bleu du ciel, sous la direction d'Henri Deluy. a paraitre : [+] mars 2007 : Pan Cake aux éditions Hermaphrodites.[roman] [+]mars 2007 : 22 avril, livre collectif, sous la direction d'Alain Jugnon, editions Le grand souffle [philosophie politique] [+]mai 2007 : c'est-à-dire, aux éditions L'ane qui butine [poesie] [+] juin 2007 : C.L.O.M (Joel Hubaut), aux éditions Le clou dans le fer [essai ethico-esthétique].

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2 comments

  1. Arnold Schwarzenegger

    C’&st drôle, mais en lisant cet article, j’ai l’impression de cocooner dans une bulle de B.D. dessinée au 18ème siècle par l’immense tragédien George Berkeley [esse &st percipi], à l’insu de son plein gré… (exister revient à &tre perçu ou à percevoir :
    MAIS QUEL ACTEUR!)
    Je cite: « Le témoignage personnel que nous lisons, à la première personne du singulier ou du pluriel, n’est que la reconstitution d’une réalité qui n’a jamais eu lieu, d’un théâtre des opérations qui n’a pas historiquement de réalité. »
    [Je résume, en schématisant à outrance: « En d’autres termes, les éléments qui composent notre univers, qu’il s’agisse de l’étendue, du mouvement, de la couleur, de la saveur, du son, & de l’image
    n’ont aucune existence réelle en dehors de l’idée ou perception que nous en avons
    face à notre écran télé. »]

  2. Pingback: “Army” de Jean-Michel Espitallier (éditions Al Dante, 2008) | Matériau composite

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