Raymond Federman, Chut, ed. Léo Scheer, col. Laureli, 223 p. ISBN: 978-7561-0122-4, 17 €.
[4ème de couverture]
Juillet 1942, rafle du Vél d’Hiv’. On frappe à la porte de la famille Federman, rue Louis Rolland, à Montrouge, pour déporter Marguerite Federman, Simon Federman, Sarah Federman, Jacqueline Federman, Raymond Federman. Mais la mère dit aux policiers : « il n’est pas là, il est à la campagne ». Elle a eu le réflexe de le cacher dans le cabinet de débarras en les entendant monter les escaliers et lui glissant « chut » en guise de parole d’adieu. Raymond, plongé dans le noir et la peur, voit donc sa famille disparaître brutalement, se noyer dans la grande Histoire tandis qu’il a toute une vie, une vie de miraculée, pour se demander pourquoi sa mère l’a sauvé, lui, et pas ses sœurs, et ce que signifiait ce laconique « chut ».
Raymond Federman tente de faire revivre sa famille en racontant une enfance que sa mémoire a longtemps occultée. Par bribes de souvenir et reconstruction par l’imaginaire d’épisodes oubliés à jamais, il célèbre la mémoire des gens qu’il a aimé avec des mots simples, sans sentimentalisme ni ostentation. Il retrouve la vision naïve d’un enfant qui vit des anecdotes tantôt cruelles, tantôt cocasses, dans une famille modeste que la guerre va bientôt anéantir. Comme dans les autre romans de Federman, il s’agit également de « surfiction ». D’un roman qui interroge le roman. Le narrateur est donc doublé d’une seconde voix qui l’interpelle sans cesse quand il trouve qu’on sombre dans le naturalisme mièvre ou le misérabilisme. C’est la tension entre ces deux narrateurs – le même, dédoublé – qui fait toute l’originalité de ce roman. C’est à la fois un témoignage précieux sur la guerre et un roman qui ne cesse d’interroger lui-même sa progression, qui joue des digressions et des effets d’attente avec le lecteur, en rappelant que tout ceci n’est que littérature – et pas la retranscription fidèle de souvenirs qui se sont effacés pour la plupart après ce traumatisme.
[Chronique]
Chut de Raymond Federman (voir entretien avec Laure Limongi), est à approcher d’une manière différente par rapport à ses autres livres tels Amer Eldorado ou La fourrure de ma tante Rachel. Non pas que l’on quitterait la sphère auto-biographique, car de fait, et fondamentalement, nous sommes en relation étroite avec celle-ci, mais, la différence s’inscrit dans le rapport à ce moment de son existence. En effet, ce livre revient sur l’instant de séparation de Raymond Federman et de ses parents, moment de l’arrestation de sa famille, un matin (cf. aussi La voix dans le débarras, Les impressions nouvelles, 2008), moment du dernier mot de sa mère, mot quasi silencieux, d’une forme d’expiration : chut. Silentio. Ce moment, par sa charge affective, par l’abîme qui s’est créé psychologiquement, par le trou produit au niveau de la pensée ("les treize premières années de <sa> vie furent englouties dans l’obscurité de ce débarras" (p.9) "mon enfance a été bloquée en moi" (p.23)), semble impossibiliser un travail littéraire, s’essayant aux inventions poétiques ou typographiques qui surgissaient dans les précédents livres. Comment exprimer, ce qui s’est signé traumatiquement dans la chair même d’une vie et qui a donné le sens définitif à celle-ci ?
Primo-Lévi, dans Si c’est un homme posait, bien avant Federman, cette question de la possibilité de témoigner de l’histoire. Ceci dans le chapitre 11, au coeur même du camp de concentration où il était interné, à travers la transmission des histoires homériques dans deux langues différentes. Transmettre est toujours traduire, trouver la langue du destinataire, rencontrer la possibilité de sa langue, abandonner la certitude de notre propre expression. Tout l’intérêt du livre de Federman, en-dehors de la lecture biographique de ces instants de sa vie, tient à cette question de la transmission juste de ce qui a eu lieu. Même s’il met des petits poèmes, même s’il s’essaie à retrouver certaines formes de tonalité propres à ses précédents livres, ces tentatives, toutefois restent dans une forme de suspens, ne parviennent pas à briser la question du témoignage, qui est développée selon une approche schizophrénique qui s’immisce régulèrement dans le récit pour en démonter aussi bien les affects que certaines facilités ou supercherie.
Dès le début de l’intervention des dialogues schizophréniques, Federman se pose la question de savoir comment doit être abordé ce texte : réalité objective ou fiction ? S’il peut dire que c’est "de la fiction pure, qu’il <nous> raconte, parce que toute <son> enfance <il l’a> complètement oubliée", toutefois cette fiction pure, n’est pas invention pure, mais reconstitution bien plutôt, à partir des mots, de "blocs de mots". Fiction, car il n’y a pas de fil mémorisé, il n’y a pas de cohérence, il n’y a pas regard objectif sur ce qui a eu lieu. Federman, se pose toujours cette question : qu’est-ce qui s’est passé, là, ce matin-là et qu’est-ce qui a mené là ? Fiction, car ce qu’il lui reste dans la tête ce sont des "fragments, des débris de souvenirs, auxquels il va falloir improviser une forme" (p.26) (cf. pp.64-70, la liste des scènes de son enfance à raconter, qui est donnée dans une forme de désordre, et p.193 lettre à Rossitza).
Ce qu’il touche ici, c’est bien la question centrale, des survivants de la shoah. Qu’est-ce que témoigner ? Comment établir un témoignage pour qu’il soit entendu, qu’il ne soit pas trop pris dans le jeu des passions, et dans la mise en suspension de l’incrédulité. Car Lanzmann, avait bien perçu cela, quand il avait produit son film Shoah : la représentation de la shoah, peut suspendre l’approche rationnelle, réflexive, et incrédule, en plongeant le spectateur dans la crédulité de la fiction (via une stratégie affective et compassionnelle), court-circuitant le rapport à l’événement réel. Federman sait que tout récit concernant la shoah est dans l’horizon de ce risque, il l’exprime lui-même : "Discuter comment parfois le vraissemblable devient invraissemblable quand on raconte une histoire" (p.66, cf. aussi p.87, sur la question du vraissemblable, de l’affect et de l’adhésion du lecteur). Même si Federman dit que ce qu’il raconte se donne dans une sorte de "désordre poétique" (p.77), toutefois, celui-ci n’a que très peu lieu. Si les éléments sont bien imbriqués selon des associations qui lui sont propres, nous ne faisons pas face à un désordre poétique, et même hormis les poésies qui émaillent l’ensemble du livre, et les dialogues schizophréniques, nous avons à faire plutôt avec un livre assez classique au niveau de la langue et du témoignage.
Est-ce à dire que Chut était un livre impossible à écrire pour Federman, impossible, au sens où ce qu’il tente de saisir s’échappe du livre, pose la limite du dicible ? Je crois que c’est le cas. Chut est davantage un livre que l’on lit et suit pour ce qu’il dit par rapport à une enfance victime du nazisme, qu’un livre que l’on explore pour son intérêt littéraire. Parce que Federman s’affronte à l’abcès même de sa mémoire et de son existence, on ressent une certaine lourdeur dans son approche, un manque au niveau des mécanismes poétiquement jubilatoires qui structuraient ses précédents textes.