Emmanuel Tugny, Corbière Le crevant, éditions Léo Scheer, collection Laureli, 111 p.
ISBN : 978-2-7561-0098-2 // Prix : 15 €.
[Présentation de l’auteur sur le site de l’éditeur]
4ème de couverture :
Emmanuel Tugny parcourt la vie de Tristan Corbière, l’auteur des Amours jaunes, archétype du « poète maudit » dont il fait aussi et surtout un personnage de fiction. Cette figure étrange de la littérature française sert de support à une enquête passionnante, à la fois scientifique et romanesque. L’auteur réinvente Tristan Corbière. Il fait corps avec ce personnage afin de mieux s’interroger sur l’aventure de l’écriture et de la vie.
Ici et là apparaissent des extraits des Amours jaunes comme autant de refrains jalonnant le récit. On chemine au long de la vie tragi-comique d’un fils qui écrit après son père, inventant de nouvelles formes littéraires pour dire son ironie et son désespoir joyeux. Le roman pose entre autres questions celle de l’héritage esthétique, celle du rapport à la matière et à la mort. Qu’estce qui pousse à écrire ? De quelle matière est faite la vie ? Qu’est-ce que mourir lorsqu’on écrit ?
Emmanuel Tugny est écrivain et musicien. Corbière le crevant est son sixième roman.
Notes de lecture :
Laure Limongi, par ce nouveau titre de la collection Laureli, signe une nouvelle fois un choix singulier, qui interroge diagonalement la question de l’écriture. D’Hélène Bessette et d’une certaine forme de post-modernité, à Jérôme Gontier, sans l’expliciter, elle met en question le genre du roman.
Avec Emmanuel Tugny, entre biographie, création, narration, prose poétique, réflexion sur la poésie, de même, loin de rencontrer un livre simple, nous faisons face à un livre qui immédiatement déplie une certaine forme de jeu quant à son genre, ceci étant renforcé par la fréquence régulière des citations tout d’abord de sources multiples, puis seulement issues des Amours jaunes.
Le texte d’Emmanuel Tugny, pourrait, par sa manière de commencer, tromper. Mise en situation, littéralisation du lieu : Morlaix, références érudites, marquées en bas de page.
Mais ce serait être sourd déjà, au grondement de la phrase. Anormalement épaisse, en couches dès la première page :
« Des solidarités de vieux murs serreurs de miches, mur à coup franc et larderasse qu’enfila un viaduc alors que non, cela entier disait non, muré en soi, claque à misère froide que la mer seule donne à qui veut à l’heure louis-philipparde, 1845, où naît Tristan, du père Antoine-Édouard Corbière qu’à Morlaix tout lie, dirait-on, au physique comme au moral : l’amidon absolu, la portée exclusive du regard sur soi et peut-être au-dehors les choses du relatif sous l’averse de coaltar comminatoire au tonnerre radical — « comme ça! » & « saperlipopette ! » — vues du col bleu. »
Langue qui épaissit le lieu, et qui tout au long de ce récit épaissira la relation à Tristan Corbière. Dans son entretien avec Laure Limongi, Emmanuel Tugny le précise : ce qui l’a intéressé, ce n’est pas un genre, mais justement la corrélation entre la vie de ce poète et une forme de dissolution des genres qui s’y opérait.
Nous ne faisons pas face alors à une biographie, mais davantage à un processus d’engendrement réciproque de Tugny et de Corbière : ré-engendrant Tristan Corbière, Emmanuel Tugny s’engendre, se pose la question même de sa propre présence, de sa propre perception du monde, de sa propre écriture. Car ce qui travaille ce livre, c’est bien la question de l’engendrement par l’écriture, l’engendrement de soi, « car les poèmes de Tristan noircissent et embuent les poèmes de Tristan; les poèmes de Tristan sont palimpsestes des poèmes de Tristan comme la vague de la vague, l’amour de l’amour, la mort de la mort ». Cet engendrement est ce qui conduit au dépassement des genres, à leur traversée, en tant que la vie en son dire n’obéit pas à des catégories : biographie, prose poétique, réflexion sur la poésie, roman. Tout à la fois : la vie d’Emmanuel Tugny rencontrant les traces de cette autre vie.
Mais si Tugny semble choisir ce poète — outre qu’il le dit en entretien, il n’apprécie que peu de poètes — c’est que Tristan Corbière apparaît, comme un voyant. C’est là un trait qui traverse tout ce récit : la souffrance de la vue, de percevoir ce qui a lieu autour de soi : que cela soit par la peinture, « son aptitude maligne à repérer sous les sujets qu’il croque la bête immensément désirée », que cela soit par l’écriture où il dévoile non pas selon une « romance » mais « vérité sous-cutanée », son être au monde est celui de la nuit et du chien, celui de « l’oeil du mauvais ange » qui traverse les oripeaux et les surfaces tentures pour faire ressortir l’ossature réelle de ce qui s’exprime dans les corps et la nature.
« Ce n’est pas d’ennui, de nostalgie des grandeurs serviles que crève le crevant : il crève de voir, il crève de connaître dans sa chair la coulée terminale et bonne des formes et d’en être le Tantale »
Ce qui caractérise Tristan Corbière, tout a long de l’écriture d’Emmanuel Tugny, c’est cette acuité sur le monde, sans qu’il ait à se déplacer, à le courir comme le fit son père Edouard. Se révèle là quelque chose de l’écriture, de son frayage, de sa constitution, de son déchiffrage du monde : non pas être le duplique de ce qui est traversé seulement existentiellement, mais fonder le monde parce qu’il tourne en soi, parce qu’il est constitutif de soi et de notre propre pensée.
« Si Tristan meurt ici au voyage, il est très loin de mourir à l’aventure. Un monde sous le monde le tord. (…) La vibration originelle des mondes, la susciter, secouer l’esprit sous la vie, renouer avec les forces, pincer les nerfs du vivant.
Le voyage de Tristan ne se fera pas sur l’onde, mais sur l’onde qui la dessine et la résume »
Et cette onde qui dessine et résume est celle du corps en souffrance, du corps qui vit parce qu’il souffre.