Daniel Franco, Je suis cela, Argol, coll. "Locus solus", 2008, 112 pages, 17 €, ISBN : 978-2-915978-40-7.
Critique, traducteur et philosophe, Daniel Franco a attendu sa quarantième année pour nous délivrer un premier livre d’une rare densité qui assume ses héritages critiques : Montaigne, Kleist, Tagore, Proust, Kafka, Adorno, Leiris, Bernhard, Celan, Perec, Barthes… Dans le prolongement de la trilogie de Philippe Boisnard sur l’egoscripture contemporaine, voici une analyse sur une autofractobiographie qui prend la forme d’une ouïthanatographie. (Que l’on veuille bien voir dans cette terminologie, non pas une quelconque jargonneuse prétention, mais la volonté de lire au plus près une fulgurante œuvre éclatée, un texte fragmentaire qui mêle autobiographie et journal intime).
Quatrième de couverture
Il existe parfois un point limite où la pensée, le souffle et l’écriture trouvent leur accord. Dans une langue singulière, baroque et lumineuse, des fragments de vie et de mémoire se croisent et se nouent, formant le portrait de l’écrivain. Programme minimal commandé par le titre du livre : Je suis cela. Mais l’écrivain est comme Pénélope. Ce qu’il est parvenu à tisser, chaque fois se défait. Car il est pour une fois plus facile de monter riche au paradis que de passer ce fil ordinaire, le fil du récit, par le chas de l’aiguille.
Chronique : Daniel Franco ou l’ouïthanatographie
"De tout ce qui arrive, une portion infime est mise par écrit.
De tout ce qui est écrit, une portion infime nous est transmise.
La littérature est un fragment de fragment" (Goethe, cit. p. 58).
Ecce Franco
Condamnée à l’immanence, la créature ne peut dire comme Yahvé à Moïse Je suis qui je suis (eye asher eye), mais Je suis cela. Condamnée à l’enfer de l’attributif, donc. Autrement dit, au faire. À moins de revenir à l’âge d’or de l’enfance : plus tard, je serai cela – animal ou métier…
Le divin I am that I am contraste avec le constat atterré que dresse Hamlet après avoir sauté dans la fosse d’Ophélie : This is I. "Cela est moi" / "Je suis cela" conjugue culpabilité et inanité. Ecce Franco : rien pour être né juif ; et pour être né sous cette mauvaise étoile, lui le descendant d’un grand-père déporté à Auschwitz, doit porter sa croix.
Ecce Franco. Sa naissance à rebours déclenche un processus d’arriération : "Je suis né le trente octobre mille neuf cent soixante-huit, en avance de deux mois sur le terme fixé par l’usage humain, […] et parce que le progrès du fœtus, d’abord, par un travail de Turc, récapitule toutes les avanies de l’espèce, grimace succinctement comme l’astérie, la musaraigne, la loutre, le tapir, les entéléchies abominées du rat, du putois, […] toutes les formes supérieures du vivant m’ayant été occultées, par la constitution je suis venu au monde apparenté à rien, au chiot, à la civette humide […]" (19). L’animal associé au nourrisson parce qu’hypersensible comme lui : l’agneau. L’agneau mystique, emblème d’"un pays qui tremble dans son entier dès qu’on pose le pied en un seul de ses points" (112). Aussi Je suis cela se subdivise-t-il en un double Je suis comme : "Je disparais comme dans les documentaires animaliers" / "je suis comme un moine aux dents jaunes atteignant l’union mystique, l’extrémité du pensable" (46). La quête de Daniel Franco se circonscrit entre un en-deça et un au-delà du langage, à savoir entre devenir-animal et devenir-dieu – auquel aspirent l’anorexique comme l’ascète.
"Personne ne nous pétrit à nouveau de terre et de glaise
Personne ne parle sur notre poussière.
Personne" (Celan, "Psaume").
Devenu aphasique à la mort de son père, l’auteur en vient à écrire "sur le bout de la langue de [sa] mère" (23), mais dans la grammaire paternelle (cf. 23), à entretenir un dialogue crépusculaire avec les morts, c’est-à-dire à la fois leur prêter l’oreille et leur servir d’oreille (ouïthanatographie). Pour lui qui, comme tout parlant, est séparé du monde, il ne s’agit pas de dire l’ineffabilis res, mais d’être-dans-le-monde comme la bête : "Le sujet véritable après Auschwitz, c’est la bête qui ne parle pas" (65). Citant la mémorable phrase d’Adorno : "Écrire de la poésie après Auschwitz est barbare", l’auteur de Je suis cela rappelle l’étymologie grecque de "barbare" : sont barbares ceux qui sont en deça de la parole – comme "les enfants, les animaux et autrefois aussi l’« Untermensch »" (66). Aussi importe-t-il d’écrire comme Celan, "un double silence plein la bouche"…
Dans "la chambre de bidouillage" / babillage, lorsqu’est venue "l’heure transitionnelle" (100) du crépuscule, l’écrivain se métamorphose en bègue qui souffle sur la braise des mots ; son enfance soufflée, il s’adonne à l’écriture, cette "soufflée dans la matière linguistique négative" (7) : soufflant les lettres magiques, il ranime, tel un golem, le fantôme de glaise, celui de l’enfant-juif. Mais comme le même sort que la femme de Loth guette l’écrivain qui se complaît dans le n’être-pas ou le n’être-plus, il lui faut du mouvement pour n’être pas changé en statue de sel ; c’est pourquoi il fait parler en propre le nom flamand de sa mère, poeske ("chaton") : la poésie, c’est faire des entrechats avec les signifiés et les signifiants, c’est être animé d’un esprit anime-mots.
quelqu’un parle sur notre poussière.
L’écrivain.