Ce qui travaille l’oeuvre de Chloé Delaume, lorsque l’on considère ses textes et ceci depuis Le cri du sablier jusqu’à Dans ma maison sous terre, c’est le fait qu’elle dévoile la scène d’une hantologie. Hantée par une scène de passé, vis-à-vis de laquelle elle se détourne et ceci jusque dans l’usage de son nom.
Ce qui se noue ici s’apparente à la question de l’egoscripture, à la manière dont une conscience s’écrit, se voit de l’intérieur, de la manière dont la pensée se scrute et se scripte, se souffle à elle-même les mots qui définissent son propre visage de pensée.
En déplaçant l’optique de l’autofiction qui est littéraire, qui s’intéresse à définir un genre, et certaines régularités ou irrégularités de celui-ci vers la question de l’intentionnalité en oeuvre dans l’écriture, il s’agit de comprendre les opérations et les structures intervenant dans cet acte littéraire. En déplaçant la question de la littérature vers celle de la phénoménologie de la conscience écrivante, nous ouvrons un autre sujet qui est celui qui s’egoscripte.
Cet article fait le pari d’une fiction : et si le titre Dans ma maison sous terre, loin d’être littéral et de renvoyer au seul cimetière et à la tombe, indiquait davantage une direction d’analyse. La maison étant bien ce lieu de soi, cette architecture de soi dans et par laquelle notre conscience réflexive se constituerait. Dans ma maison, intérieur psychique, réalité scrutée. Qu’est-ce qui se passe dans cette maison ? Est-elle comme celle de l’hôpital de Buffy Summers ? Non, car ici, elle dévoile son intériorité comme cimetière. Mais elle le précise ce cimetière-là n’est pas bien évidemment extérieur, ni non plus spatial, mais bien temporel. « Ce cimetière appartient à une zone inconnue, vous l’ignoriez encore mais il sait être spécial. On y croise des fantômes présents passés et futurs. » (p.23) Lieu des fantômes, du temps, d’une scène qui n’est pas originelle, car il y en a des plus lointaines, mais fondatrices, venant enkyster affectuellement la dimension du passé transcendantal, faisant que chaque situation et chaque instant, soient rabattus vers sa noirceur.
Cet article tentera donc de saisir comment Chloé Delaume décrit la structure de cette maison, ou encore met en lumière les jeux de polarité intentionnelle qui déterminent sa conscience réflexive.
Brêve approche de la question du passé transcendantal
Pour comprendre comment le sujet se construit en tant que sujet conscient de soi, il est nécessaire de penser une dimension au niveau de la conscience, ouverte au marquage d’un passé. Le sujet pour se définir, et être dans une certaine répétition de lui-même (réflexivité), doit envelopper au niveau de certaines couches passives de sa conscience la condition de possibilité d’une rétension : le passé transcendantal, qui s’il paraît être sans contenu à notre naissance (ce que Locke pensait comme table rase), cependant n’est pas informel, mais bien plutôt conditionne par sa forme le marquage possible des événements, des souvenirs. Ce qui se présentifie et vient influer sur cette pure forme du passé transcendantal, ce sont les événements extérieurs, qui selon leur modalité, impactent, car ils impliquent des affects lorsque nous les recevons. Ce qui advient en présence, se présentifie en nous en nous affectant, et provoquant alors des représentations. Nous nous constituons selon ces marques. Tout à la fois constitué et constituant, nous sommes à la fois détermination par nous-même, et déterminé.
Le sujet est hanté par les polarités qui affectent la dimension du passé transcendantal, il est focalisé pour une part, ceci pouvant aller jusqu’à l’obsession, l’impossibilité de s’orienter intentionnellement vers d’autres polarités intentionnelles potentielles ou réelles. L’affect impliqué par un événement peut se donner comme le lieu d’une implosion intentionnelle. Trou noir structurant l’espace de conscience. Toute la conscience est aspirée par la trace de l’événement, l’événement ayant par son affectualité trouée l’espace intentionnel, le pliant, créant une forme de pôle gravitationnel. Cette polarité n’agit aucunement en spirale, mais bien plutôt, analogiquement comparable aux ramifications synaptiques du cerveau, elle tisse des liens, impliquent des déplacements selon des règles variables. La variation des règles est liée à la rencontre entre d’un côté la polarité intentionnelle et de l’autre la situation. Cette poralité si elle est désignable apparaît bien aussi comme trou noir : au-delà de sa simple désignation, elle est inexplorable, impossible à déplier et à examiner.
La représentation que nous avons d’un souvenir n’est que la conséquence de cette première marque affectuelle. La représentation se rappelle ce qui a eu lieu, à travers l’affect. Celui-ci pouvant diminuer ou bien pouvant s’expanser, par ramification avec d’autres polarités intentionnelles.
L’affect n’est pas statique, mais il a ses propres lois d’évolution, d’intensité. Il n’est pas une unité, mais il est composé de l’ensemble de ce à quoi il est relié.
Passé transcendantal et traumatisme
Lorsque l’on considère ce qui a lieu dans les textes de Chloé Delaume, on s’aperçoit que ce qui se joue c’est l’oscillation entre d’un côté l’effacement de certains contenus premiers qui déterminent son identité et de l’autre l’impossibilité de cet effacement au sens où ce contenu de passé est attaché à une polarité, une trace qui affectuellement est centrale au niveau de l’espace intentionnel. Oscillation entre la possibilité d’être sans mémoire et l’espace mental comme composé à partir d’une architrace affectuellement structurante : le meurtre de sa mère par son père et le suicide de ce dernier.
Ce qui la rappelle sans cesse, ce qui l’empêche d’endosser définitivement le nom de Chloé Delaume, d’effacer définitivement le nom Dalain, Nathalie Dalain, c’est qu’insiste comme polarité affectuelle déterminante, constituante, le gène. Le corps. Si le passé transcendantal n’a pas de contenus déterminés, toutefois, ce qui vient le marquer tout d’abord et permettre la réflexivité, c’est bien le rapport à soi comme corps, comme corps ayant naturellement, la marque d’un passé concret : celui du père et de la mère, celui de la famille.
Lorsque l’on lit le petit chapitre Généalogie, on s’aperçoit de cette relation du corps à la conscience : « Mon corps est l’habitacle des morts de ma famille. (…) Dans mon crâne ils habitent, une maison de poupée coupée à la tronçonneuse » (p.169).
L’ordre d’enchaînement, entre le corps et le crâne ici dévoile le processus qui a eu lieu. Le corps reçoit la mort, tandis que c’est dans le crâne que se produit la scène des revenants. C’est bien le corps qui est marqué, le corps qui est la membrane qui tout d’abord reçoit le choc. Mais si le corps change, ce qui poursuit son travail, qui insiste malgré la volonté de s’en échapper, c’est bien la potentialité affectuelle de l’événement comme polarité intentionnelle au niveau de la structure de la conscience.
L’ensemble du livre est la mise en évidence du rapport qu’elle entretient avec cette trace, selon une reformulation des relations généalogiques. Reformulation dont la grand-mère fut, en 2005, le détonateur. « Sylvain n’est pas ton père ». Reformulation, cachée, qu’elle indiquait pourtant par exemple dans La dernière fille avant la guerre, écrivant qu’elle dut se résoudre à ne plus habiter son corps, mais la télévision, « suite à un incident biographique majeur ».
Le livre lui-même dans son idée initiale est la conséquence de cette polarité affectuelle, indépassable. Le meurtre de sa mère par son père et le suicide de celui-ci, se déterminent, écrit-elle, comme la maladie de la mort (p. 127). 30 juin 1983. L’impact de cet événement n’est pas seulement le fait de voir la mort, la mort de sa mère et de son père, mais il est dans le fait qu’en tant qu’impact affectuel, il va faire imploser l’espace intentionnel, notamment les possibilités de projection, dans lui-même. « Vous restez prisonnière d’un passé qui vous nuit et conspire à vous nuire » (p.119) dit Théophile.
Mais ce passé, s’il a une telle force ici, c’est qu’il a été reformulé par la grand-mère, reformulé : réagencé généalogiquement. « Sylvain n’est pas ton père », plus précisément « ton père n’est pas ton père ». Ainsi ce qui était prétendument l’origine (génétique et événementiel), le père, l’assassin, n’est plus l’origine, mais une origine de substitution qui a polarisé, selon l’omission, sur elle toute l’intentionnalité d’une descendance.
Chloé Delaume depuis ses premiers romans, n’arrêtent pas de redire cela, à quel point un espace mental peut être replié sur une polarité mortifère, qui fait qu’elle devient écriture de mort, qui amène qu’elle soit « cimentée au passé » (p.38). La trace est signe de mort pour toute autre intentionnalité, tant elle polarise toute pensée, aussi bien quant aux souvenirs, que quant aux possibilités de projection de soi. Lorsqu’une pôlarité intentionnelle s’absolutise, elle dépasse sa seule modalité d’être passée, pour s’accaparer aussi l’avenir. Ne voir dans ce qui advient que ce qui s’est déjà passé. Par avance anticiper le souvenir dans l’espoir de l’avenir. Impasse intentionnelle, car cette polarité affectuelle court-circuite toute liberté intentionnelle du sujet.
La maladie de la mort : impossibilité à vivre, court-circuit de la vie par l’implosion dans et de la mémoire.
Mais comment en finir avec ce traumastisme ? Comment recoudre ce qui n’arrête pas de contaminer par ses métastases intentionnelles l’ensemble de la pensée réflexive ?
Ce n’est pas en répétant le meurtre, même symboliquement, que l’on s’arrache de l’affectualité d’un tel souvenir, d’une telle marque. La volonté du meurtre de la grand-mère reviendrait à nourrir l’affect qui la dévore, lui donner encore plus de chair. Ceci est exprimé parfaitement par Théophile lorsqu’il fait la distinction entre écrire un livre de mort, et écrire un livre des morts. Ce que voudrait Chloé Delaume, en écho ici d’une nouvelle de Ballard, c’est que son livre provoque la mort, que son livre puisse tuer. Qu’à le lire sa grand-mère meurt, pas d’un coup, mais dans d’atroces souffrances, tortures provoquées par le livre lui-même. « Qu’une corde li noue les mains, la retienne au-dessus du sol, qu’ainsi en suspension elle se fasse dépecer » (p.120).
Mais justement, il lui faut renoncer à ce projet, renoncer, non par faiblesse, non par manque de talent, mais plus précisément, parce que c’est le seul moyen de sortir du livre de mort, pour retrouver la vie.
L’écriture : espace de transformation symbolique des traces affectuelles
En repoussant la volonté du meurtre symbolique, en passant par l’écriture pour renouer à la vie, la conscience ne travaille aucunement d’abord à sortir une forme de maladie qui serait en elle. L’image de la libération est erronée. On ne se libère pas. On expulse pas de soi. On ne rejette pas. Croire que l’on sort de soi quelque chose est une illusion, au sens où l’opération qui se produit dans le passage à l’articulation, à l’écriture, se constitue comme geste d’impactation et donc de transformation des polarités affectuelles qui définissent des contenus pour la conscience.
On ne retire pas, on réagence. Le geste de l’écriture est une forme de reprise de soi en soi. La médiation n’est pas extérieure, texte écrit, mais elle est intérieure. Le texte écrit n’est qu’un résultat, et non le langage qui se constitue comme médiation.
Chloé Delaume en est parfaitement consciente, quand elle définit son propre geste, quand justement, elle met en évidence en quel sens ce qui a lieu là, ne peut être réduit au simple terme autofiction : « Je dis autofiction. Mais expérimentale. Que l’écriture provoque des faits, des événements. Que la consignation implique la création de vraies situations, que rien ne soit écrit s’il n’a été ressenti, sous une forme ou une autre » (p.186).
Autofiction où ce qui importe est plus important que le geste littéraire, puisqu’il s’agit de créer en soi des situations, de se marquer, de s’impacter à travers l’écriture. Le texte est celui de la mise en oeuvre d’un chantier mental, où à chaque avancée de l’écriture correspond une nouvelle marque en soi. Écrire non pas pour expulser, mais pour transformer l’espace mental.
L’écrivain ne donne à lire qu’une restance, un précipité conséquent à un processus qui a déjà eu lieu. certes le texte écrit est trace, mais il est fixation, d’un processus de reformulation de soi qui est continu. Chloé Delaume le sait. Rien n’est fini avec l’écriture du livre, il n’est que l’instantané de ce qui n’arrête pas, qui hante l’existence. Écriture de soi, non comme exposition, mais comme immanence du devenir de soi. L’egoscriture comme processus de réappropriation, de retour à soi dans le geste de la reformulation de soi.
Fiction schizophrénique
La schize qui apparaît dans le livre n’est bien évidemment pas à réduire à un symptôme psychiatrique. Ce serait passer à côté de la modalité intrinsèque des instances qui apparaissent. Les personnages de Chloé Delaume sont des fragments d’elle-même, au sens où elle incarne les tendances qui agissent sur sa réflexivité, elle leur donne une réalité de personnage. Théophile, en ce sens est une certaine voix qui se matérialise à travers la question de la possibilité du meurtre de la grand-mère par un livre.
Théo-phile, aimant les dieux, parlant de l’âme, étant dans un cimetière. Théophile se donne en quelque sorte comme cette altérité liée à la conscience morale. Lorsque l’on lit ses répliques, il y est question du mal : « Vouloir la tuer c’est mal. Mais vous le savez déjà » (p.118).
Théophile apparaît comme altérité de soi, car la conscience de Chloé Delaume ne peut par elle-même endossée le discours, mais à besoin, en soi, de le tenir à distance, d’en expérimenter la force. Fiction de soi, projeter comme étrangère à soi. Le personnage de Théophile n’est pas ainsi un personnage, mais bien la réalité d’un soi, réalité à laquelle le sujet est coupé, qu’il ne peut percevoir qu’en tant qu’autre (ici il faudrait analyser ce processus dans l’horizon de Kant et de la Stimme der Vernunft, la tonalité de la raison).
C’est parce que la conscience humaine ne peut, dans certains cas, correspondre avec ses propres possibilités de penser, qu’elle en passe — selon un processus réflexif — par la personnification/subjectivation de ses possibilités de penser. Il y a un processus de schize transcendantale, qui permet au sujet de saisir de potentialités de sens qui lui seraient fermées, s’il n’était que dans sa seule immanence de pensée.
Dès lors Théophile est la marque d’un dialogue intérieur, la médiation à soi nécessaire pour réagencer l’espace mental. Il énonce ce que Chloé Delaume ne peut se dire par elle-même, du fait qu’elle ne puisse s’échapper de son origine : de la marque de son nom de naissance.
Le nom comme refonte transcendantale
Elle le répète, elle le martèle : « Chloé Delaume est un personnage de fiction », toutefois, c’est bien cette possibilité du nom fictionnel qui est revendiqué comme possibilité d’en finir avec le futur. Théophile ne peut être que médiation. Ici, dans ce livre, elle met explicitement en tension cette marque génétique du nom de la mère, et de l’autre son nouveau nom, comme possibilité d’arracher le traumastisme de sa mémoire. « Je me suis faite de mots, personnage de fiction, pour pouvoir échapper à votre réalité » (p.204), réalité impliquée par les spectres. Le corps génétique, celui dont on ne se débarrasse pas aussi facilement, celui qui rappelle ce qu’il est par ce qu’il a traversé, est celui de la mère : « Je n’habite pas mon corps, j’ose à peine l’habiter, parce qu’il n’est pas le mien, mais celui de Nathalie. De Nathalie Dalain, fille de Soazick et d’on ne sait pas bien qui » (p.202).
L’enjeu de l’autre nom, de se donner comme autre par le nom et ce qui s’attache au nom, est ce qui tient de la vie. Mais l’oscillation entre les deux corps apparaît comme non dépassable, irrémédiablement à rejouer, à répéter dans la différence de l’écriture. « L’écriture ou la vie » répète-t-elle à plusieurs reprises. Aucune dialectique, aucun passage de l’un à l’autre, mais ancrée au terme de l’alternative, au « ou », elle se donne à lire comme l’unité des deux. Déchirure.
S’arracher de sa lignée, de sa ligne généalogique, s’est pouvoir mettre en suspension toutes les traces qui nous constituent. Elle le disait dans La jeune fille avant la guerre : « comment s’amputer la mémoire, […] y compris collective" ? "Il ne s’agit pas de faire un deuil, il s’agit de se dégorger. D’une partie de soi, mais pire encore. De son propre Never Never Land ».
Heidegger posait l’angoisse comme cette possibilité de suspendre tout ce qui provenait de notre existence factuelle, tout ce qui nous déterminait en tant qu’existence, être socialisé et génétiquement déterminé. L’angoisse comme charnière existentiale, possibilité de s’ouvrir à l’espace transcendantal de notre propre provenance. Atteindre l’être dans la mise entre parenthèse de la constitution historique de soi.
Est perceptible qu’il s’agit bien d’un même processus qui se met en place chez Chloé Delaume. La déchirure intérieure a ouvert à la possibilité de se ressaisir de son propre passé, de le redessiner, d’en changer les fondements même.
L’écriture comme possibilité généalogique, l’écriture, et donc la naissance de soi comme fiction de l’écriture : naissance du nouveau nom. La lettre à sa famille, qui conclut le livre, énonce cela. Non pas meurtre symbolique de la grand-mère, mais coupure de soi à soi, coupure, plus précisément, affirmation de la reconfiguration de soi par le nom. « Vous ne connaissez pas celle qui depuis neuf ans m’habite et me console, elle vous est étrangère et tient à le rester. Elle est moi, désormais, et elle s’appelle Chloé. Tout ce qui la précède doit être de mon crâne évidé » (p. 205).
Par le nom, par la renaissance de soi dans le nom, celui qu’elle a forgé entre Vian et Artaud, étrangement, elle ne choisit aucun des deux choix d’une manière exclusive, mais elle reconfigure le rapport de l’écriture et de la vie. En se projetant dans la vie de l’écriture, non pas dans la fiction de soi, mais dans l’intentionnalité d’écrire, elle renoue à la vie, faisant que celle qui écrit ne serait plus cette autre-là génétiquement déterminée, mais cette nouvelle-là, Chloé Delaume, écrivain. La littérature comme lieu d’accouchement de soi à soi, par le réagencement de l’espace mental intérieur.
Est-ce à dire alors, qu’il y aurait la possibilité d’un tournant dans l’oeuvre de Chloé Delaume, faisant que son écriture se détacherait du drame familial ?