[Livre-chronique] <strong><em>Le Jourde & Naulleau</em></strong>

[Livre-chronique] Le Jourde & Naulleau

octobre 15, 2008
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
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   Pierre Jourde et Éric Naulleau, Le Jourde & Naulleau, éditions Mango, 2008, 192 pages, 13,50 €, ISBN : 978-2-2913-588-967

Les Tontons flingueurs de la littérature font paraître en cette fin de semaine (vendredi 17 octobre exactement) une nouvelle édition revue et augmentée de leur "petit livre noir du roman contemporain" paru en 2004. Dans leur ligne de mire : "Virtuoses du tout-à-l’ego (Bernard-Henry Lévy, Christine Angot, Philippe Labro), pompeux voleurs de feu (Dominique de Villepin), athlètes du cliché (Marc Lévy), femmes épouses et mères avant tout (Madeleine Chapsal, Camille Laurens, Marie Darrieussecq), inspirés de la touffe (Florian Zeller), marchands de fraîcheur (Alexandre Jardin, Anna Gavalda), Génies des Carpathes (Philippe Sollers) escortés de leurs comploteurs vénitiens (Yannick Haenel, François Meyronnis, Frédéric Badré), stakhanovistes de l’esprit français bien de chez nous (Patrick Besson), microminimalistes (Emmanuelle Bernheim)".

Marqués par le fameux "Lagarde et Michard", les deux compères ont mis au point un antimanuel de littérature qui, sans aucun rapport avec celui lancé récemment par François Bégaudeau, parodie le genre de la notice biographique et tourne en dérision les exercices de nouvelle rhétorique pratiqués dans le secondaire comme le style de dix-sept (fausses) valeurs littéraires et intellectuelles dominant l’actuel champ éditorial et médiatique. Parmi ces cibles, il convient de distinguer : les "stars" de l’espace commercial (Marc Lévy, Madeleine Chapsal, Philippe Labro, Alexandre Jardin) ; la "star" politico-poétique ou poético-politique (Dominique de Villepin, ex-star désormais) ; les valeurs grimpantes et les valeurs sûres du demi-monde littéraire (Anna Gavalda, Florian Zeller, Marie Darrieussecq, Camille Laurens, Patrick Besson, Emmanuelle Bernheim) ; les faux subversifs et les faux révoltés (Christine Angot, Philippe Sollers, Bernard-Henry Lévy ; Yannick Haenel, François Meyronnis et Frédéric Badré, pour la revue Ligne de risque).

La première notice biographique donne le ton. La logique de l’absurde s’y appuie sur le grossissement et l’anticipation pour stigmatiser la substitution de la logique comptable à la critique littéraire proprement dite : "En 2038, il a vendu au total 895 millions d’ouvrages, traduits en 275 langues, dont 3 langues non terrestres. Cela fait de Marc Lévy le plus grand écrivain de la littérature française, des origines à nos jours". Et de convoquer l’argument imparable (sic !) du monde marchand : "Il n’est pas imaginable que tant de millions de gens puissent avoir un goût déplorable" (p. 9). Parmi les autres procédés critiques, notons la présentation incongrue (l’écrivain Florian Zeller se distingue surtout par son apparence de beau garçon chevelu !), l’humour par caractérisation réductrice :

"Qu’est-ce que l’homme ? Zeller donne la réponse. L’homme est un coureur de jupons. Et la femme ? Une amoureuse qui rêve de week-ends à Deauville".

"Yannick Haenel, François Meyronnis et Frédéric Badré ont fondé ensemble la revue Ligne de risque. Ensemble, ils ont rencontré Philippe Sollers. Ils l’ont trouvé très beau. Ils l’ont aimé. Ils l’ont aimé si fort que Philippe Sollers les a tous les trois publiés dans sa revue L’Infini. Ils ont réalisé un portrait amoureux de Philippe Sollers et des entretiens avec lui (Poker). N’écoutant que son courage, Philippe Sollers a aussitôt publié ce beau livre à sa gloire, ce livre rebelle et « socialement incorrect », comme dit Josyane Savigneau, dans la collection « L’Infini » dirigée par Philippe Sollers".

Pour ce qui est de ce dernier exemple, le style enfantin dégonfle les prétentions intellectuelles d’un trio qui, en ces temps de restauration littéraire, a choisi la posture de l’anticonformisme et de la révolte comme moyen stratégique de se faire une position, alors même que, selon Pierre Jourde, le seul véritable talent dont ces trois prétendants ont fait preuve est celui du placement aussi ingénieux que cynique. Par ailleurs, c’est avec humour qu’Éric Naulleau met l’accent sur les répétitions simplistes et la coloration raciste ou spiritualiste de certains textes d’une autre "révoltée", Christine Angot.

L’éloge ironique est le trait commun aux notices et aux notes en bas de page : "Le génie de Gavalda consiste à mettre en scène le Français moyen dans tous ses avatars […]" ; dans un passage de Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, Pierre Jourde loue l’usage de procédés réalistes éculés (l’ouverture in medias res, la banalité du quotidien, l’appel à l’expérience du lecteur)… Car les auteurs ont l’audace de commenter des extraits invraisemblablement authentiques. Ce qui est le meilleur moyen de dévoiler la vulgarité, les poncifs et clichés : «  "Couleur ensoleillée" : bon exemple de l’invention langagière chez Zeller. On notera le caractère hardi de la métaphore, riche en connotations sensuelles »… Mais aussi de dénoncer au passage cette manie de journaliste zélé consistant à cautionner tel ou tel écrivain à succès en lui trouvant d’illustres prédécesseurs : "Chateaubriand, qui ne connaissait pas Florian Zeller, appelait cela vague des passions, Stendhal vague à l’âme, Musset désenchantement. Ils ont écrit là-dessus quelques considérations qui préfigurent, de manière embryonnaire, les grands textes zelleriens"… On trouvera encore ce genre de remarque fantaisiste : « Anna Gavalda a reçu en 2009 le Grand Prix International du Tirage à la Ligne […]. Le jury l’a notamment félicitée pour son "extraordinaire capacité à mettre en valeur des termes insignifiants" ».

Tout aussi réjouissants, les exercices pseudo-rhétoriques proposent des sondages et des repérages régressifs, la traque des clichés… s’amusent à prendre au mot un auteur comme BHL : puisqu’il a l’imprudence (l’impudence ?) de déclamer n’avoir jamais pu commencer ses livres autrement que par la ponctuation, le corrigé du commentaire avance une drôle de suite à décoder (",???????,,,;;;@BHL@;;"…).

Bien entendu, ce livre sera inefficace. Que ce soit dans la sphère littéraire ou journalistique (cf. Burnier & Rambaud, Le Journalisme sans peine, Plon, 1997), aucun ouvrage humoristique ne saurait vaincre la doxa / la Bêtise : la machine-à-vendre continuera inexorablement à débiter son prêt-à-penser et ses formes littéraires préfabriquées… Mais, en ces temps du Tout-pour-le-Marché et de molle pensée, qui ne perçoit la dimension salutaire et jouissive de l’entreprise ?

Bien entendu, Jourde & Naulleau continueront d’être taxés de "réactionnaires", insulte suprême du milieu… Mais qui oserait sérieusement nier la téméraire audace de l’éditeur-essayiste Naulleau et de l’écrivain-universitaire Jourde ? leur talent d’ironiste ? leur investissement au service d’une conception exigeante de la littérature ? (Car enfin Pierre Jourde n’est pas Richard Millet : il ne répand pas indéfiniment son fiel sur le stupide XXIe siècle pour mieux se poser en "dernier écrivain"…). Au reste, l’annulation cette semaine – due à l’ absence de contradicteur ! – du débat programmé pour l’émission Café littéraire de Daniel Picouly en dit assez long sur le milieu…

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Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

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7 comments

  1. michel

    il est vrai que l’on ne sait plus tellement comment choisir les livres, que lire ?
    alors peut-être que celui-ci sera un guide de sélection de livres…! en même temps, si l’on ne se confronte pas à des ouvrages moins bien écrits, ou qui nous semblent moins intéressants, pourrions-nous repérer les « bons » ouvrages ?!! et puis à chacun de définir ce qu’il recherche dans la lecture…les goûts et les couleurs en somme !
    alors voilà quel que soit l’ouvrage, parce qu’il viendra apporter une pierre à l’édifice de notre construction littéraire…lisons…

  2. Yves

    Tiens, c’est marrant, je viens à peine de voir à la télé éric Naulleau se faire rentrer dedans par Pierre Bédier au prétexte que l’on ne pouvait pas mettre sur le même plan Phillipe Sollers ou BHL d’un côté et de l’autre Marc Lévy. Vous avez certainement vu ça, c’était sur la 5 cette semaine. Donc il s’est fait traîter plus bas que terre parce que Sollers, apparemment devrait échapper à toute critique négative. Ah oui il aurait tort également de critiquer Christine Angot.

    A revoir le film de Pierre Carles au sujet de Pierre Bourdieu dans lequel ce dernier explique comment le dispositif médiatique interdit le temps nécessaire à toute pensée minoritaire

    Et BHL alors, il y est allé en Géorgie ou pas ?

  3. Joël Heirman

    Je ne me lasse pas de le relire… Tiens je me suis refait Levy, Gavalda et Labro cette semaine…

  4. Marianne Mistigri

    Je suis entièrement d’accord avec Naulleau. J’ai acheté son livre et fus entièrement surprise d’être d’accord avec toutes ses critiques. Bien avant les critiques, j’avais acheté Gavalda, Sollers, Jardin, Levy, Houellebecq en pensant que j’allais me régaler, selon les médias. Eh bien ce fut le contraire : je les ai trouvés tous nuls. J’ai lu : i) quelques pages de Gavalda pour abandonner –son écriture étant trop niaise, trop petite bourgeoise, trop classe moyenne. J’ai remis le livre à ma fille qui l’a rejeté en me disant que c’était incroyable comme les livres à succès en France sont nuls, comme La caissière, par exemple (ma fille est américaine et bilingue) ; ii) Sollers, Jardin (nuls) ; iii) Levy (moyen) ; et iv) Houllebecq (méchant, sadique et prétentieux). Cela m’a réconforté de lire Naulleau et de l’écouter dans u-tube. Je crois que le public se fait avoir par les médias. Comment peut-on acheter du Gavalda à-tire-larigot sans vomir ? Ainsi que les autres. C’est triste de se faire « couillonner » et dépenser du fric pour tant de mièvreries. Alors bien sûr je me rabats sur les livres étrangers, surtout les livres des Etats-Unis où je vis depuis presque quarante ans. Tiens comme Le livre des morts, Mille femmes blanches, L’ombre du vent, etc… ces livres sont superbes – à tel point que je les ai lus deux ou trois fois et Cent ans de solitude de Gabriel Marquez, je l’ai lu en anglais, français et espagnol. Malheureusement les traductions n’ont jamais été au niveau de l’original (mais j’étais curieuse). Je pense qu’on devrait se faire rembourser par ces attrape-nigauds, ces nullités.

  5. Fabrice Thumerel (author)

    * On retrouve notre caricaturiste Joël Heirman en cette semaine de reprise.

    @ Marianne : Merci de votre témoignage de lectrice authentique. Pour ce qui est de trouver des textes français actuels dignes d’intérêt, faites un peu l’expérience de LIBR-CRITIQUE…

  6. sylvainc.

    Grâce à ce livre irrésistible (dont l’humour au vitriol est plus que salvateur), j’ai découvert une auteure que j’aime et admire profondément : Emmanuèle Bernheim. Drôle de paradoxe, non ?

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