[Livre - chronique] Les corps-circuits de Philip Roth (Romans et nouvelles, Pleiade), par Jean-Paul Gavard-Perret

[Livre – chronique] Les corps-circuits de Philip Roth (Romans et nouvelles, Pleiade), par Jean-Paul Gavard-Perret

octobre 9, 2017
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
0 3159 10
[Livre – chronique] Les corps-circuits de Philip Roth (Romans et nouvelles, Pleiade), par Jean-Paul Gavard-Perret

Philip Roth, Romans et nouvelles (1959-1977), Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, n° 625. Trad. de l’anglais (États-Unis) par Georges Magnane, Henri Robillot et Céline Zins et révisé par Brigitte Félix, Aurélie Guillain, Paule Lévy et Ada Savin. Édition de Brigitte Félix, Aurélie Guillain, Paule Lévy et Ada Savin. Préface de Philippe Jaworski.
En librairie depuis le 5 octobre 2017, 1280 pages, 64 € jusqu’au 30/03/2018, ISBN : 978-2-07019-682-1.

Présentation éditoriale

Vivement controversé à ses débuts, Philip Roth s’est peu à peu imposé aux Etats-Unis comme l’un des plus grands auteurs de sa génération. Les cinq livres réunis ici témoignent déjà de ce qui deviendra sa marque de fabrique : richesse de l’imagination, verdeur, vigueur de l’ironie, selon un alliage très particulier d’oralité et d’élégance, d’exubérance et de délicatesse. C’est à cette époque-là, et avec ces ouvrages, que Roth devient Roth.
Goodbye, Columbus (1959), l’extraordinaire recueil de nouvelles qu’il publie à vingt-six ans, et bien plus encore la très iconoclaste Plainte de Portnoy (Portnoy et son complexe, 1969) ont fait scandale, l’un au sein de la communauté juive, que les décapants récits de Roth se soucient peu de flatter, l’autre bien au-delà : la chronique familiale, psychologique et sociale dessinée au vitriol par Portnoy va de pair avec un langage où rivalisent le loufoque, la gouaille et une outrancière crudité.
Le roman, qualifié de magistrale "orchestration de voix" et d’allègre "festival linguistique", est un véritable jalon culturel des années 1960. Tel un ventriloque, le protagoniste fait dialoguer sur le divan de son analyste les voix contradictoires qui l’habitent. Dans un torrent d’imprécations et de lamentations sont données à entendre la voix de l’enfant, celle de l’adolescent, celle de l’adulte torturé.
Le plus souvent aux prises avec sa yiddishe mame grotesquement castratrice, Portnoy dialogue aussi avec son père humble et soumis, et avec ses maîtresses, de séduisantes shikses (jeunes filles non juives, en principe interdites), en qui il voit les incarnations de l’Amérique qu’il entend conquérir. Multipliant les identités et les masques comme un acteur multiplie les rôles, c’est ensuite David Kepesh que Roth introduit sur la scène de son oeuvre.
Ce professeur de littérature se voit transformé en une gigantesque glande mammaire dans Le Sein (1972), fable kafkaïenne à la fois fantastique et burlesque, tandis que Professeur de désir (1977) retrace son enfance en famille, son exploration effrénée de la liberté sexuelle pendant ses études, puis les expériences féminines contrastées de sa maturité. Malgré l’apparence "sage" de ce schéma biographique, la pratique de la fiction est toujours aussi affranchie et ludique – en témoigne, entre autres, l’épisode désopilant de la visite faite en rêve à la "putain de Kafka".
Enfin apparaît Nathan Zuckerman, qui accompagnera Roth jusqu’en 2007. Dans Ma vie d’homme (1974), il essaie de se libérer d’un mariage désastreux. La structure narrative, emboîtée et miroitante, du récit se complexifie, au point que Milan Kundera qualifia le livre de "chef-d’oeuvre de baroque". On a dit de Nathan qu’il était le travesti littéraire de Philip. Mais comme le souligne Philippe Jaworski dans sa préface, "la présence de "l’auteur" dans ses écrits de fiction ressortira toujours à une réalité de fiction". Au reste, "la réalité de l’écrivain pourrait tout aussi bien dériver de l’existence de son personnage".

Chronique de Jean-Paul Gavard-Perret

Dès Goodbye Columbus, Philip Roth n’en appelle plus, parlant des corps, à leurs silhouettes atmosphériques. Il y a en eux des excès et des trous. Manière de montrer qu’il manque toujours à la viande et son chapiteau une interprétation. Et Roth n’a de cesse de proposer la sienne, provocatrice, dans une langue dont l’éclat trahit la nuit de l’être. A travers celle-là il tente de donner à celui-là sinon une lumière du moins une (vague) tenue, une (aléatoire) résistance au sexe qui sans cesse en "dépasse" en dépit ou à cause des religions et des cultures. Sur ce plan elles restent des barrages de paille sur un océan plus atlantique que pacifique en ses vagues de pulsion.

La sexualité semble l’alter ego de l’angoisse qu’elle génère. Les deux doivent tant que faire se peut – chez Portnoy, le professeur du "sein" et dans la première mouture de Zuckerman – tenter de se tenir et s’écoper. L’éloge de la vie se crée dans cette configuration comme au sein de la moiteur de la chair là où le corps à la fois ne promet rien et donne tout – à moins que ce ne soit l’inverse…

Les premiers textes de Roth dessinent d’emblée les mouvements intempestifs d’un univers où le souffle tente de rentrer, de sortir. Plus que sur nous sommes au coeur du corps qui n’a jamais aussi bien porté les termes de sac d’os et de désir. Le romancier en cherche le fil paradoxal et le point d’union, de gué entre un feu qui écarte les interdits et ces derniers qui font résistances.

Roth a donc renouvelé la comédie humaine là où elle gratte le plus. Il prouve que contrairement à ce que pensait Valéry le plus profond dans l’homme n’est pas sa peau mais ce qui est en dedans. Pour en témoigner, l’auteur aux termes convenus préfère une métrique en chamade et drôle. Lorsque le corps bascule dans les bains du stupre et de la fornication il devient moins bois flotté qu’épave qui prend l’eau.

Décalant tout ce qu’il faut du langage et de son rythme pour que l’air y passe, Roth développe des interrogations farcesques mais implacables sur la fonction du vivant là où l’ennui, la fange, comme la morale inculquée "insuffisent" à épuiser la bête. Envisageant le mental par le corps selon un renversement superbe, Portnoy, Zuckerman et les autres ouvrent un opera majeur : à savoir opération et ouverture pour mettre à nu divers types et strates de réseaux culturels où tout part, où tout revient.

Adepte – pour certains – d’une littérature et d’un imaginaire de la débauche, Roth a compris combien quelque chose de plus grave se jouait dans les visages secrets du corps. Son strip-tease est donc plus mental que physique. De drôles d’oiseaux (ses semblables, ses frères) battent de l’aile en ne cessant de perdre des plumes avant que tout ne prenne un caractère absolu dans La Pastorale Américaine.

, , , , , , , , , , , ,
rédaction

View my other posts

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *