Évanghélia Stead & Hélène Védrine (dir.), L’Europe des revues (1880-1920). Estampes, photographies, illustrations, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, 608 pages, 32 € , ISBN : 978-2-84050-592-1.
Parue fin 2008, voici LA somme qu’il faudrait mettre dans les mains aussi bien des spécialistes que de tous les acteurs du champ actuel des revues : une approche pluridimensionnelle de la Belle Époque des revues en Europe, dans toute son ampleur spectaculaire (interactions entre texte, image et arts de la scène) et dans toutes ses facettes, le parti pris consistant à ne pas établir de distinction axiologique entre presse et revues d’avant-garde.
Quatrième de couverture
Instable, hybride, capricieuse, la revue littéraire et artistique l’est par son contenu, sa forme et sa périodicité. Entre 1880 et 1920, elle constitue un champ de recherches novateur du point de vue graphique, typographique, poétique et plastique.
Pourtant, l’étude de ce champ souffre d’un cloisonnement qui dénature son objet : monologue des disciplines, découpage rigide de la chronologie, séparation arbitraire entre grande presse et petites revues d’avant-garde, imperméabilité des espaces linguistiques et culturels.
Afin de restituer à la revue toute sa complexité, cet ouvrage adopte un angle inédit : l’image, et non seulement le texte. Les modalités d’insertion de l’image, les effets sur le texte et la matérialité, les modes de reproduction, les liens entre rue, spectacle, galeries, édition et imprimés sont ici privilégiés avec l’appui d’un riche dossier iconographique.
Pour élaborer une méthode adéquate, cet ouvrage propose une rencontre entre l’université et le musée. Il promeut le dialogue entre littéraires, comparatistes, historiens de l’art, médiologues et conservateurs. Il s’ouvre au domaine européen en accueillant des articles sur des revues françaises, allemandes, suisses, anglaises, espagnoles et catalanes, hongroises, italiennes, polonaises et russes. Pour la fourchette chronologique choisie (1880-1920), le volume réunit une fin et un début de siècle, périodes traditionnellement séparées qui voient pourtant l’éclosion d’une véritable Europe des revues.
Chronique
Mutations
Dans son article "L’Expansion et la Crise de la production littéraire (2e moitié du XIXe siècle)" [Actes de la recherche en sciences sociales, n° 4, juillet 1975], Christophe Charle – lequel, curieusement, n’est pas cité dans ce volume – a parfaitement montré que si la Belle Époque est celle des revues, c’est en raison d’une crise qui, affectant les milieux de l’édition et de la presse, provoque entre eux une concurrence inédite : moins touchées par la conjoncture économique puisque ressortissant au sous-champ de circulation restreinte, les revues constituent pour bon nombre d’auteurs l’unique opportunité de première publication ou de reconversion, leur offrant en prime un public spécifique que peuvent de moins en moins atteindre une sphère littéraire saturée et une sphère journalistique en voie de concentration.
C’est ainsi qu’entre 1880 et 1920 l’espace des revues devient la véritable plaque tournante du pôle autonome : les figures contemporaines majeures que sont Gide, Proust, Jarry, ou encore Apollinaire, conquièrent leur position grâce à leur activité revuiste. D’où le sentiment d’élection que manifeste Jarry dans sa correspondance – évoquant "l’éblouissement que ne connurent peut-être point d’autres générations et qui, vers 1892, transporta maints jeunes hommes de vingt ans, amoureux de belles lettres" –, en partie dû, selon Patrick Besnier, à un extraordinaire "réseau de revues et d’institutions nouvelles" (Alfred Jarry, Fayard, 2005, p. 87).
On connaît moins l’influence sur les écrivains et artistes des périodiques illustrés, y compris des plus populaires : Desnos et Prévert, par exemple, partageaient la même fascination pour les suppléments du Petit Journal. Aussi l’intérêt de cet ouvrage collectif est-il de mettre en évidence à quel point l’introduction de l’image (y compris en couleur, de surcroît !) – permise par les innovations techniques – a révolutionné le champ des revues à l’échelle européenne : l’image, dont les fonctions illustrative et documentaire cèdent peu à peu le pas aux fonctions publicitaire et esthétique, transforme les schèmes de perception du monde comme les pratiques sociales ; en particulier, dans la sphère intellectuelle, elle bouleverse les modes de pensée, d’écriture et de lecture.
Désormais, même les textes de réflexion entretiennent périodiquement un dialogue avec diverses représentations du monde et les musées se trouvent à portée de main. Désormais, l’œuvre d’avant-garde apparaît comme un ymagier, nom même d’une revue fondée en 1894 par Alfred Jarry et Remy de Gourmont dans laquelle ce n’est plus l’image qui est secondaire (fonction illustrative), mais le texte : qu’il soit primitif ou symboliste, l’art est vision ! Ce qui est une façon d’insister sur la matérialité du code : en cette période de crise du langage, le sens a tendance à s’effacer devant l’empire des signes, le symbolique faisant ainsi place au sémiotique (cf. articles de Bénédicte Didier et d’Alexia Kalantzis). Autres mutations : si, comme le montre, B. Didier, le nouveau "discours texte-image est une facette de l’esprit carnavalesque" qui caractérise les revues bohèmes (p. 266), plus étrangement, certaines revues modernistes, telle Rhythm, échappent à l’antinomie entre art et commerce en mêlant création esthétique et promotion (invention ?) publicitaire.
Arrêtons-nous maintenant sur le chapitre III, qui développe en soixante-sept pages les liens entre revue, spectacle et satire : "Pièce épisodique à couplets consistant principalement en un défilé d’événements, d’inventions, de personnalités incarnés ou évoqués par des personnages allégoriques, la revue de fin d’année se saisit d’une matière généralement déjà traitée par le journal, l’actualité ; son orientation comique la conduit à trouver son inspiration dans la presse satirique" (Romain Piana, p. 185). Et l’ensemble du volume fait une large place à ces revues critiques et humoristiques : L’Assiette au beurre, La Caricature, Le Chat noir, Le Grelot, Le Rire, Le Sapajou… Témoigne, s’il en était besoin, de l’importance d’un périodique comme Le Chat noir : c’est dans un supplément de deux pages à la livraison du 7 octobre 1882 qu’est lancé un groupe avant-gardiste, les Incohérents, dont "l’esthétique radicalement fantaisiste […] préfigue le mouvement Dada par ses manifestations expérimentales, incongrues, anti-académiques et anti-institutionnelles" (Phillip Dennis Cate, 209).
Désormais, les interactions culturelles jouent un rôle primordial : la technique de photogravure perfectionnée par Gillot permet à Van Gogh de découvrir dans Le Japon artistique l’art de "peindre de simples brins d’herbe" ; les interrelations entre écriture et arts plastiques se retrouvent dans toutes les revues d’avant-garde européennes, de L’Ymagier (1894-1896) et Perhindérion (1896) à L’Esprit nouveau (1920-1925), en passant par Vzorval (1913) et Lacerba (1913-1915)…
Hybridités
L’originalité de ce volume, qui, sous la direction d’Évanghélia Stead et Hélène Védrine, regroupe vingt-cinq contributions, est d’être conforme à son objet : ce carrefour européen qui associe textes et images privilégie la démarche interdisciplinaire pour considérer la revue comme objet transversal et pluridimensionnel (sont ici concernés des domaines aussi différents que les Beaux-Arts, les arts de la scène, la photographie, la poésie et la littérature générale).
Ce livre bipartite (I. La revue et ses contextes / II. Panorama des revues en Europe) consacré aux rapports texte-image, dans l’entre-deux siècles, au sein de périodiques parfois ambivalents – puisque alliant numéros simples et numéros spéciaux –, se place tout entier à l’enseigne de l’hybridité : l’objet d’étude se situe en effet entre presse et édition, art et industrie, sériel et unique, savant et populaire… Le jeu entre innovation et conservation atteste que l’entre-deux est ici un concept dynamique : tandis que Les Lettres et les Arts est une revue traditionnelle mais techniquement à la pointe du progrès, inversement, la progressiste Image est formellement conservatrice.
En pleine crise du livre, c’est précisément l’hybridité des revues qui fait débat ; d’où cette mise au point relativiste de Michel Melot : "Nous revivons aujourd’hui, avec les écrits électroniques, une crise semblable […]. La désarticulation de la pensée dont on accuse aujourd’hui les ordinateurs, la profusion d’idées fugaces et de vérités instables, ne datent pas des années 1990. La presse périodique illustrée annonce l’informatique, son perpétuel renouvellement, son format adapté aux images […]" (17).
On signalera juste au passage une absente de marque : malgré sa bibliographie de trente pages et ses trois cents périodiques recensés pour neuf pays européens, cette somme oublie The Mask (1908-1929), revue de Craig qui a marqué son temps pour ses conceptions nouvelles sur le théâtre comme pour ses gravures et esquisses (parmi ses illustres abonnés dans le monde entier : Joyce, Shaw, Hoffmannsthal, Strindberg ; Antoine, Copeau, Jouvet, Larbaud, Lugné-Poe, Paulhan, Saint-John Perse…).