La Quadrature du sexe, photomontages de Henri Maccheroni et texte de Pierre Jourde, Voix d’encre, 2009, 64 pages (non numérotées), 16 euros, ISBN : 978-2-35128-048-5.
Depuis L’Origine du monde de Courbet, et en cette époque où triomphe la marchandisation spectaculaire – époque qui, panoptique puisque anomique, conjugue donc consumérisme et voyeurisme –, que dire/montrer encore de la chose ? Telle est l’ambition de cet objet né de la rencontre entre deux planètes esthétiques, celles du peintre-photographe Henri Maccheroni et de l’écrivain-critique Pierre Jourde : dépasser et déplacer les frontières étroites des représentations conventionnelles.
Quatrième de couverture
“ Celui qui ouvrira ce livre verra l’origine du monde. Vue de beaucoup plus près que Courbet : photographies, en gros plan, d’un sexe féminin. Plus encore : sexe au carré, multiplié par quatre, disposé en collages étranges. Celui qui ouvrira ce livre verra l’objet secret. Rien n’en est voilé, et pourtant il contemplera tout autre chose que ce à quoi il s’attendait. Plus on le scrute de près, plus l’objet désiré se diffracte, se démultiplie, se métamorphose. L’origine du monde est ce chaos, ce Big bang des formes. Il suffit de le déplier en ses quatre parties, le monde entier y est contenu. Celui qui ouvrira ce livre verra la diversité monstrueuse de la vie, avec ses insectes, ses plantes carnivores et ses mastodontes, surgir de l’émouvante fragilité d’une vulve.”
Portrait du critique en quadrateur
Ce livre est à la perception critique ce qu’est l’origine du monde au VOIR : il en constitue la tache aveugle. Par son autonomie même, le visible renvoyant au scriptible et vice-versa, il semble en effet échapper à la perspicacité critique : comment y entrer ? comment (s’) en sortir ? Le critique doit-il se contenter de résumer le point de vue de l’auteur du texte sur les photomontages de Maccheroni ? Imaginez un peu dans quelle galerie de glaces il risque de se perdre : se représenter ce que se représente un autre scripteur à propos des représentations que se fait le photographe du sexe féminin… Autant dire qu’on a affaire à une représentation de représentation de représentation. Ce qui s’appelle VOIR puissance 3. Telle est la quadrature de l’infernal cercle herméneutique.
Il appartient au critique de trouver son fil d’Ariane dans le texte même. Et si lui aussi variait les perspectives, passant du micro- au macrostructurel ? Son point de départ à lui, la chose qui s’offre immédiatement à lui : les créations de Maccheroni, qu’il découvre une à une et dont il a ensuite une vision d’ensemble en refeuilletant le tout. Mais très vite la chose se complexifie : des images au texte et du texte aux images s’opère un tel va-et-vient qu’elle finit par apparaître comme une dualité unique ou une singularité duelle que le lecteur-contemplateur perçoit à travers le prisme de sa propre configuration mentale, c’est-à-dire de son imaginaire (sa structuration psychique), de sa culture comme de son expérience sensible du référent.
Fascination de l’obscène
Qu’est-ce qui s’offre à nos yeux, donc ? Une série d’anamorphoses, l’enfer du monde larvaire… un petit musée des horreurs : faces de batracien et de chauve-souris, têtes de chouette et de volatile quelconque… coupe transversale de fruit ?… Roquentin nous avait prévenu : quand on regarde de trop près, on se heurte à l’horrible et l’obscène, on régresse en deça du signifié, on reparcourt à l’envers l’ordre du vivant, sombrant dans l’animal, le végétal, le minéral… Ces fantasmagories sont dues aux choix technique et esthétique de Henri Maccheroni : zoom et configuration en quadratures. Lesquelles quadratures renvoient plus à la sphère de l’horlogerie (mécanisme réglant la répétition) qu’à celle des peintures à fresques. Rien de décoratif ici, rien de pittoresque : l’artiste sérialise des objets partiels, fétiches des voyeurs et monomaniaques divers. Rien d’étonnant, alors, à ce qu’il joue avec la compulsion de répétition : l’impossible possession de l’objet de désir est lié à la mort. Au reste, sans retracer toute l’histoire de la laideur à la façon d’Umberto Ecco (Flammarion, 2007), dans son essai Fascination de la laideur (Champ Vallon, 1994), Murielle Gagnebin démontre que la laideur est corrélative de l’hybridité, de la menace de castration et, plus généralement, de l’angoisse de mort. Dans Peep-show, Christian Prigent, lui, nous montre que l’actuel empire du voir est l’empire du vide. Telle est la quadrature du sexe : l’objet sexuel est mirage puisqu’il n’est qu’image fantasmatique.
Un objet paradoxal
De la lecture de Pierre Jourde, dont le texte se veut plus poétique que savant – s’appuyant avant tout sur Freud, Jung et Bataille -, se dégage l’image de l’objet maccheronien comme objet paradoxal, agent catalyseur d’une série de tensions entre représentable et irreprésentable, réel et imaginaire, présence et absence, pli et dépli, forme et informe, intime et extime, Eros et Thanatos, familiarité et étrangeté, nommable et innommable, fascination et répulsion, horrible et risible, sacré et obscène, unicité et multiplicité, singulier et répétition, harmonie et disharmonie… C’est que, pour lui, ces Symétries constituent "une métaphore des tensions qui régissent la vie psychique". D’où, sous sa plume, le ballet des figures telles que la Méduse, le kaléidoscope, le crucifix et le mandala. Ressort par ailleurs cette autre dominante interprétative : parce que l’érotisme ne se réduit pas à l’objet sexuel convoité, ces Symétries parodient la mécanique voyeuriste.
On est séduit par cette écriture qui, conforme à son objet, met en place "un réalisme de l’étrange", une "division du même" qui est "giration sans fin"…