Raymond Federman, Les Carcasses, Léo Scheer, coll. "Laureli", en librairie ce 9 septembre 2009, 72 pages, 12 €, ISBN : 978-2-7561-0202-3.
À 81 ans, aux prises avec la maladie, avec cette fable carcassienne et circassienne – "fable relue et amplifiée par Stéphane Rouzé" -, Raymond Federman adresse un pied de nez à la Camarde, ne voulant pour rien au monde "tomber dans la grande connerie méta-pata-physique" (p. 6).
Présentation éditoriale
Dans cette fable, Federman a décidé de s’imaginer de l’autre côté de la vie, du côté de ce qui pourrait être la mort : un grand chantier de « carcasses » en files d’attente, attendant leur prochaine « transmutation » – imagerie qui fait songer à un détournement « en triste fourire » de l’univers concentrationnaire qui a englouti toute la famille de l’auteur. Livre intense et impertinent, Les Carcasses nous invite à explorer les possibilités de cette hypothèse étrange. La carcasse est une chance de survie, une possibilité, au-delà de la mort, d’ironiser encore. Car une carcasse n’est pas seulement une peau vide qui se désagrège avec le temps : c’est le lieu d’un transfert, le moment essentiel du passage incessant d’un être vivant à une carcasse, puis d’une carcasse à un être vivant. Les carcasses sont entassées, elles s’empilent, se mêlent pour finalement se transformer en être vivant qui ensuite retournera à l’état de carcasse, et ainsi de suite. C’est là, dans ce lieu ténu, éminemment éphémère, que s’opère le mystère fondamental d’insolites reconversions.
Dans ce « circuit cyclique qui mène de la vie à la mort – et vice-versa de la mort à la vie », Federman ne se départit jamais de son humour. Quand il raconte, il le fait avec l’ironie qui le caractérise afin de nous proposer un livre drôle et mordant qui, à la manière d’un Beckett ou d’un Diderot, se défait de la syntaxe, de la narration et de la typographie : les phrases comme les carcasses s’empilent, se frottent et se mêlent formant un prolifique bouillon de littérature qui n’a de cesse de nous dérouter, nous confronter à cette réalité crue, absurde et insolite. Excentrique au plein sens du terme, Federman se glisse par l’intermédiaire de la carcasse entre la vie et la mort, entre le sérieux et le rire, pour mieux mettre son lecteur en prise avec cette « tragicomique possibilité », cet objet insaisissable qu’est la carcasse.
Chronique : POUR UNE POÉTIQUE CARCASSIENNE
"Ce n’est pas la mort
qui nous effraie
c’est la peur de la mort" (19).
"- comme me l’a confié un jour Michel Foucault au cours d’une conversation – la mort c’est l’événement parfait" (43).
La couverture de Marion Pannier, collage qui renvoie au mot-valise et homonyme intégré dans le titre du dernier chapitre (homofaune), est à l’image d’un texte composite qui mêle avec gouaille et désinvolture humanité et animalité d’une part, et d’autre part inventions verbales, chanson, digressions et interventions des raconteurs – texte qui constitue d’autant plus une mosaïque que le phrasé federmanien est des plus syncopés, chaque page juxtaposant des expressions ou des segments de phrase séparés par des tirets.
Plus précisément, Raymond Federman renouvelle le genre ovidien des métamorphoses, dans la mesure où il introduit une homologie entre forme et contenu, à savoir entre transmutations (animales et végétales) et transformations de la matière signifiante (signifiants/signifiés), récit circulaire et cycle du vivant. De surcroît, ce creuset en perpétuelle activité se caractérise encore par sa réflexivité : non seulement le fantasque narrateur interpelle le "lecteur potentiel" et lance un regard entendu du côté d’une œuvre récente, À la queue leu leu, mais en outre le texte offre un jeu de miroirs entre raconteurs et raconté.
Dans la "liste des transmutations de carcasses célèbres" qui clôt l’opuscule, non sans un dernier pied de nez ("Vos souhaits de transmutation"), le Français expatrié aux USA conjugue fantasy et fantaisie : Catherine de Médicis se métamorphose en virus H1N1, Georges Simenon en "phallus géant", Rabelais en King Kong, Cléopâtre en chrirurgien esthétique, André Breton en perroquet, Ulysse en radar, Landru en médecin légiste, Sollers en curé de campagne, Nabokov en "petite fille vierge", Cioran en virus informatique…