[Livre-chronique] Thomas Hairmont, Le Coprophile, ou Une Nausée hypermoderne

[Livre-chronique] Thomas Hairmont, Le Coprophile, ou Une Nausée hypermoderne

mars 4, 2011
in Category: chroniques, Livres reçus, UNE
3 2944 2

Thomas Hairmont, Le Coprophile, P.O.L, 3 mars 2011, 256 pages, 18 €, ISBN : 978-2-8180-0640-5.

On découvrira, paru hier en librairie, ce récit initiatique et satirique – premier roman d’un auteur de 28 ans –, cette "fantaisie grotesque" (p. 223) dont le style est beaucoup plus sage que le sujet traité. (Au passage, on notera que la présentation éditoriale, sans doute pour garantir le lecteur contre tout malentendu, est déjà en soi une première lecture critique).

Présentation éditoriale

Qu’est-ce que Le Coprophile ? Un premier roman. Et aussi une tentative pour épuiser définitivement, avec le maximum de densité sémantique et d’intensité verbale, la problématique de la merde. Pour toucher au fond de ces abysses excrémentielles, mieux vaut plonger de haut : l’air raréfié des mathématiques, de la raison, le culte de la transparence et de la lumière californienne ont fourni le point de départ du roman. Dès lors, le livre se construit sur un arc psychologique irrémédiable : le parcours intransigeant du narrateur mathématicien, au sens pythagoricien du terme, depuis la forme vers la matière.

Ce roman se déroule sur plusieurs plans. Tout d’abord, la peinture psychologique du narrateur, engagé dans un processus de dégradation, de transformation, d’une découverte de soi, et qui s’accompagne d’une rencontre (amoureuse ? sexuelle ? chimique plutôt) avec son initiatrice. Puis, la description précise, sensorielle, synesthésique, de l’excrément et de tous ses avatars possibles pour en faire jaillir les couleurs, les textures, les odeurs. Le recours aux symboles alchimiques ensuite : Le Coprophile est aussi un roman sur la matière, sur la materia prima plus exactement, qui invoque les grandes substances modernes (silicium, pétrole, plastique) en écho désillusionné à la substance fécale primordiale. Dans la lignée de ces archétypes psychanalytiques, les rêves, les cauchemars et les hallucinations viennent hanter le cours du livre et lui apportent une couleur fantastique et troublante, débouchant sur une atmosphère aux lisières de la science-fiction et de l’anticipation, dans un New York caniculaire et underground. Enfin, les figures de la chute et du salut, de l’enfer et de l’expiation, de la lumière et des ténèbres achèvent de compléter le substrat esthétique et thématique du Coprophile. Cependant, n’oublions pas l’essentiel : la vocation pertubatrice de la narration, qui emmène le lecteur dans les confins les plus tabous, les obsessions les plus dérangeantes. Depuis les banlieues aseptisées jusqu’à la coprophagie collective, rien n’arrête le cours du récit dans sa descente vers l’abjection, jusqu’à provoquer des effets physiques de répulsion chez le lecteur. Malgré les apparences, Le Coprophile est peut-être secrètement destiné aux âmes sensibles. Mais probablement pas aux estomacs fragiles.

Chronique : Une Nausée hypermoderne

Le Coprophile est une Nausée hypermoderne placée d’emblée sous l’enseigne, non pas de la melancholia artificialis, mais de l’obscène à l’état brut : contrairement à l’Ange de Dürer ou au Roquentin de Sartre, bien que mathématicien, le narrateur n’est pas fasciné par le monde des cercles et des polygones, brisant les parois miroitantes qui l’emprisonnaient "pour y découvrir une fange mangée de microbes" (p. 14). Commence un itinéraire initiatique qui comprendra plusieurs étapes : libéré de l’artificialisme et de l’hygiénisme contemporains, celui qui s’est métamorphosé en "Golem excrémentiel", en "homme-caca" (p. 120), s’adonne tout d’abord à un culte secret et individualiste, inversant "le cycle de la merde" (143) ; sorti du solipsisme abject, il passe de la merde-toxique à la merde-fertile, partageant avec Sonia le même attrait pour la materia prima ; ces deux agents d’un nouvel ordre cosmique vont ensuite conjuguer leurs efforts pour répandre désordre et souillure, les deux "puissances originelles" liées à la merde, lors de cérémonies ésotériques appelées "rituels d’impiété" (250) ou d’une Descente aux Enfers qui revêt l’aspect d’un voyage anal chez les "hommes taupes" (233), "miséreux aux regards obliques", "retirés volontaires" et "survivants de toutes les guerres" (237) – ces "déchets" et "rebuts" de la société qui en sont en fait les révélateurs…

Dans un tel monde inversé, l’Enfer devient Ciel ; la prostituée, l’éboueur et le clochard sont sacrés ; la mixité est consubstantielle à la mixture immonde… Dans un tel monde à l’envers, l’ordure est démasquée sous la parure : "Tous étaient pris dans le vertige moderne de l’autoréférence, de l’autoapprovisionnment, de la mastication frénétique de leurs propres déchets […] je commençais à éprouver du dégoût envers les ingénieurs et les financiers de la merde, ceux qui la pressuraient, ceux qui la recyclaient, ceux qui l’assainissaient, ceux qui la mangeaient enfin, et remangeaient de nouveau la merde excrétée, jusqu’à ce qu’ils maximisent leur rendement et leur assimilation, transis par la peur de la perte, tétanisés devant le surcroît gratuit" (p. 146 et 148). On se serait attendu à ce qu’un tel univers carnavalesque soit en corrélation avec une libération de la langue (la langue d’en-bas produite par la "bouche sombre" ne peut, comme le rappelle Novarina dès sa "Lettre aux acteurs", que se démarquer de la langue officielle)… Hélas, elle n’a jamais vraiment lieu, même dans l’apocalypse finale – avec laquelle nous terminons –, toujours plus proche de Sartre que de Rabelais ou de Céline : "Je sais qu’un jour […] viendra s’abattre la grande calamité, celle qui libère. […] Et la merde alors suintera de toute part […]. Et le ciel même, de son vide tendu là-haut, chiera des tombereaux de mélasse […]. Des grêles de crottes noires crépiteront sur les toits, et les hommes périront déchiquetés sous ces crottes, qui tomberont sur les villes comme des bombes" (243-245)…

, , , , ,
Fabrice Thumerel

Critique et chercheur international spécialisé dans le contemporain (littérature et sciences humaines).

View my other posts

3 comments

  1. B. Fern

    « Bigod, I must have been full of shit. / Nom de dieu, j’ai pondu de la merde à la chaîne ». (Paul Blackburn) Entendons : non pas de la mauvaise poésie, mais de la matière, juste de la matière, ma vie. Tout dépend ensuite de comment on la raconte, cette vie. » (Stéphane Bouquet, dans le dernier n° d’Action Poétique)

  2. B. Fern

    « pour autant je proteste,à propos de l’in / -spontanée et par ailleurs merde parfumée qu’on donne(Partout Pourquoi)comme de la divine poeusie » (Cummings, traduit par J. Demarcq, NOUS, 2011)

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *