Alessandro Mercuri, Kafka Cola : sans pitié ni sucre ajouté, éditions Léo Scheer, 2008, 144 pages, 12 €, ISBN : 978-2-7561-0156-9.
Une fois n’est pas coutume, nous vous proposons de tester pour Noël un produit 2 M = méga-moderne…
Quatrième de couverture
Bien plus rafraîchissant, plus revigorant, plus euphorisant qu’une simple boisson énergétique ou toute autre substance plus ou moins licite, Kafka Cola plonge le lecteur dans un univers imaginaire, baroque et cruel où s’entrechoquent utopie et réel.
Plus anarcho-psychédélique qu’altermondialiste, Kafka Cola interroge notre modernité et déploie une vision comique et hallucinatoire de la société de communication.
Atteinte aux bonnes mœurs intellectuelles, apologie de l’absurde, du détournement, de l’imposture et de la transgression, Kafka Cola propose une immersion dans un monde délirant : le nôtre.
Vierges effarouché(e)s de la bonne conscience, s’abstenir !
Chronique
Wonderful & fun
La couverture rouge et blanche attire votre attention, et vous vous dites que c’est bientôt Noël. Pas de chance, ce sont ici les couleurs de la méga-marque made in USA. Après tout, Santa Claus et Coca Cola sont historiquement liés.
La quatrième de couverture vous éclaire : "Concepteur, auteur et réalisateur, Alessandro Mercuri, après des études de philosophie en France et de cinéma aux États-Unis, a travaillé dans l’industrie des rêves et des cauchemars à Los Angeles". Immédiatement et immanquablement vous décryptez : un tel CV et un tel cheminement ne peuvent que conduire immanquablement à la méga-modernité. Impression confirmée par la tonitruante annonce de quatrième et par le décret de Sollers dans le Journal Du Dimanche en date du 30/11/08. C’est d’autant plus sérieux que quelques médias lui ont emboîté le pas, comme le site Alex in Wonderland. Seul Romain Verger fait preuve d’une certaine circonspection : "Ovni littéraire, produit marketing à disposer en palettes sur les présentoirs de supermarchés, pamphlet destiné à redresser les illusions d’optique dont souffre notre société ou imposture visant à les créer ?"
Preuve supplémentaire que nous évoluons dans un univers méga-moderne, le titre comme les intitulés de chapitres ressortissent à une esthétique fun. Au passage, on notera que le double bind de ces libellés est du plus bel effet (romain/italique) : "Ivresse publique et manifeste / bulle de coca et boule de cristal" ; "Le Tombeau de Dieu / communication d’outre-tombe" ; "French Kiss / pas de pétrole mais plein d’idées" ; "Vide et eau / magie et technologie" ; "L’Infini à portée de main / le message des étoiles" ; "Perception is Reality / tout doit disparaître". Le tout est à la mesure du titre, Kafka cola : drôle et efficace, non ? Première révélation, de surcroît : notre monde est kafkaïen.
100 % recyclé
Malgré tout ce tapage, comme vous êtes plutôt du genre horace-et-coriace, vous franchissez le rubicon… Et là, surprise ! Comme quoi il ne faut pas se fier aux apparences ?… La liste des copyrights – qui va de Hésiode, Héraclite et Platon à Patrick Le Lay et Benoît XVI, en passant par Thérèse d’Avila, Descartes, Flaubert, Rimbaud, Fritz Lang, Beckett, Francis Veber, Stanley Kubrick, Juppé, Sarkozy, Royal, Claude Berri, Burd Tranbaree, Auchan ou Nespresso – atteste que nous avons bel et bien affaire à un montage critique qui vise à rien moins qu’à dévoiler l’universelle Bêtise, dégonfler les prétentions, dénoncer les impostures… bref, à démontrer qu’au jour d’aujourd’hui nous vivons à l’ère de la parole sloganisée, dans un univers saturé où tous les discours sont recyclés…
Dans ses meilleurs passages, Kafka cola déconstruit en effet les mythologies de notre société de consommation (de biens matériels et spirituels). Tout d’abord, une série de répétitions/variations de la formule de Patrick Le Lay qui a fait scandale : "Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible", permet à Alessandro Mercuri, qui la replace du reste dans son contexte, de relativiser : "Écrite par le sociologue, la phrase se donne comme vérité. Prononcée par Le Lay, elle passe pour du cynisme" (p. 31) ; de jouer à sloganiser deux mémorables aphorismes : "Je pense donc je est un autre" ; de se jouer de la bien-pensance comme des discours idéologiques : "Debout ! les damnés de la terre, assis devant la télé, une faucille et une télécommande à la main. Dites non aux paradis artificiels, paradis télévisuels, car en vérité je vous le dis : cet opium du peuple à fumer seul ou en famille nuit gravement à la santé, entraîne une dépendance et provoque le cancer mortel du cerveau […]" (23).
Après le cerveau-marchandise, le sacré au royaume de la com, et surtout le domaine le plus exceptionnel de l’exception culturelle française, celui du cinéma-qualité-française : "C’est un cinéma attentif aux petites choses de la vie, au quotidien, aux non-dits, à l’incommunication des couples, aux silences, aux presque-riens, à toute la palette des sentiments […]. C’est un cinéma qui, vingt-cinq fois par seconde, dit la France, sa vérité, son désir d’avenir et montre les Français, leurs envies, leurs joies et leurs peines, leurs difficultés et leurs espérances" (57-58). Après avoir ironisé sur le rôle salvateur des cinéastes français, "qui chaque jour nous protègent de la malbouffe culturelle et des ravages de la mondialisation", l’auteur se livre à un insolite exercice de traduction, affublant les titres français de sous-titres en français :
"Embrasse-moi
pop-corn et coca : lèvres salées, baisers volés" (65).
"Pardonnez-moi
le confessionnal est une salle obscure" (67).
Il a suffi que maman s’en aille…
Œdipe Roi raconté aux enfants".
"J’ai (très) mal au travail
Tintin au pays des RTT" (67).
Moralité : "L’exception culturelle française, altruiste empire des certitudes, c’est le dernier rempart contre l’impérialisme américain, le mercantilisme mondial, la pornographie universelle, l’obscénité totalitaire" (73-74). Et l’ironiste de terminer par une opération de détournement publicitaire : "Éros et Thanatos, / le fantasme deux en un, / parce que vous le valez bien" (77).
Cette entreprise de démythification se poursuit avec le mirage technologique, la fiction E.T. et la perspective eschatologique, laquelle nous vaut un ultime spot : "L’univers est à vendre. / L’univers est en solde. / Tout doit disparaître" (121). La virtuosité de l’écrivain consiste ici à ne pas perdre de vue l’isotopie coca-colienne.
Le problème, c’est que se trouvent également recyclés les procédés des écritures-dispositifs qui foisonnent depuis la fin du siècle dernier…
Un dispositif a-critique
C’est sans doute cela une œuvre méga-moderne : une œuvre qui mobilise une techno-artillerie hyper-lourde pour déboucher trop souvent, entre autres banaleries, sur des truismes… Un petit florilège pour Coca Noël ? Voici : "La vision du temps historique a laissé place à l’actualité, sorte de présent éternel" (35) ; "L’aventure spatiale renoue avec la dimension immémoriale du mythe" (97) ; "Le cinéma réactualise la conscience mythique en industrialisant la production des rêves collectifs" (101) ; "Quand il n’y a plus de vérité, il ne reste plus qu’à acheter" (120)… Vous en reprendrez bien deux doigts ? Eh bien, figurez-vous qu’on y trouve même recyclé du Debord, du Baudrillard et du Bourdieu : pratique pour les dîners mondains !
Dire que, dans la vidéo auto-promotionnelle où l’on apprend que Kafka cola dépasse les frontières génériques entre fiction, satire, essai et pamphlet pour nous offrir un dispositif a-critique, l’auteur prétend court-circuiter un discours critique qui revendique une impossible objectivation… Mais, bien évidemment, il ne faut pas prendre au premier degré un tel florilège de truismes : c’est de la philosophie surfaciale, de la philosophie fun… Puisqu’on vous le dit ! Oui, oui, puisque l’éditeur le vaut bien… Oui, oui, puisque l’auteur le vaut bien… Oui, oui, puisque le lecteur le vaut bien…
Si dispositif a-critique il y a, c’est bien celui mis en place pour le lancement du produit : présentation sur le site éditorial, vidéo auctoriale, site du livre où, en ouverture à une galerie de portraits en fondus enchaînés (de Dali à Rambo, en passant par Nietzsche, Mitterrand, Mandrake et Rimbaud), le mot est lâché… STRUCTURE EST LE MOT !
Et si l’ultime fin d’un tel dispositif était d’échapper à toute critique ?
On le voit, dans le processus de création d’une œuvre méga-moderne, ni l’ingéniosité, ni l’intelligence du "créateur" ne sont remis en question. Bien au contraire…