Hugues Jallon, Zone de combat, éditions Verticales, 139 p.
ISBN : 978-2-07-078462-2 // Prix : 13 € 90.
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[4ème de couverture ]
Dans la zone de combat, nous enchaînons les méthodes thérapeutiques et les groupes de parole, les séances de coaching et les stages de remise en forme. Pour survivre il faut se prendre en main. Se plier aux recommandations communes.
Entre périls terroristes et accidents domestiques, nous vivons dans la crainte permanente de la désagrégation, physique et sociale.
Dans la zone de combat, rien ne distingue plus les périls du monde des territoires intimes.
Quelques groupes informes se préparent à l’inéluctable.
Ensemble tout est devenu possible.
Un seul mot nous rassemble : la peur
Hugues Jallon est l’auteur de la Base. Rapport d’enquête sur un point d’équilibre en haute mer (Éditions du Passant, 2004). Zone de combat est son deuxième texte de fiction.
[Chronique]
Le texte de Hugues Jallon pose littérairement la question du vécu de sens de l’homme dans un monde post-11 septembre. L’attentat a eu lieu. On le découvre par le regard des protagonistes, qui se réunissent au ground zero (même si cela n’est pas écrit) pour voir, pour rester en contact avec la menace. “Nous commençons à observer avec attention le site en contrebas, méconnaissable, couvert de lourdes bâches jaunes et bleues, nous comptons les excavations immobiles dispersées dans ce décor grisâtre, nous repérons les bandes de terre noires encore visibles sous les gravats (…) le cratère sombre au milieu est bien visible de là où nous sommes”.
Le monde qu’il donne à percevoir, et ceci seulement dans des adresses : nous, vous, ils, est celui qui par ce qu’il véhicule est devenu une zone globale de danger, une zone globale de combat pour la survie psychologique. Car c’est bien face à cela que nous expose avec talent Hugues Jallon : un vécu de sens psychologique qui expérimente une forme d’angoisse permanente.
S’il y a eu de nombreux textes sur le 11 septembre, ce qui est ici remarquable c’est l’exploration non pas de l’événement mais de la transformation du rapport au monde pour la conscience qui a été entraîné par cet événement. S’il y a eu transformation du rapport au monde, cela ne tient pas factuellement à l’événement lui-même, l’attentat terroriste, mais bien au processus mondial de représentation de cet événement. L’événement a été événementialisé surtout au niveau de la naissance d’une idéologie mondiale de la peur, touchant l’occident. Le paroxysme de l’attentat, n’a pas été dans l’attentat lui-même, mais dans sa représentation, et c’est la représentation qui a été cause de l’affect et delà du discours de la conscience vis-à-vis d’elle-même.
C’est cette peur qu’explore Hugues Jallon à travers un groupe qui tente de vivre avec celle-ci, selon des processus méthodiques de rééquillibrage de conscience, de rééquilibrage de vécu social. Ce groupe se constitue dans un réapprentissage de soi, selon un mode paranoïaque, en écho par moment de la communauté imaginée dans Fight Club.
“Nous reprenons le déroulement des épisodes traumatiques
MÉTHODIQUEMENT”(p.10)
“Nous avons mis au point des rituels précis et extrêmement sophistiqués.
S’EFFORCER DE RECONSTRUIRE DES SÉQUENCES PSYCHO-CORPORELLES CONTINUES” (p.29)
La peur qui habite ce monde occidental, à contrario de ce qu’avait mis en perspective Orwell dans 1984, en opposant deux blocs mondiaux, ne peut être localisée en sa cause. Tout moment, tout lieu, toute personne est un potentialité de surgissements du danger. Si la zone de combat est globale, alors la méfiance doit être permanente; psychologiquement, elle est immanente à la vie elle-même. Comme si le danger inhérent à un État de nature — au sens hobbsien — qui est évacué avec la création de l’État de droit, d’un coup était revenu, dans cet État de droit lui-même, le transfigurant pour la conscience en État de Danger Total, d’existence panique.
Ce qui apparaît c’est en quel sens un état traumatique va créer une nouvelle configuration mentale, qui ne peut plus se référer à son état passé, mais qui est obligée de trouver une nouvelle forme. Comme l’explique Catherine Malabou, dans son essai Les nouveaux blessés. de Freud à la neurologie, penser les traumatismes contemporains, face à un traumatisme, l’appareil psychique va se configurer selon une nouvelle plasticité [lire +]. Celle-ci n’étant pas forcément positive, mais pouvant être négative. Cette négativité plastique, qui apparaît dans le discours véhiculé lui-même, par le nous de cette communauté paranoïaque, se porte non seulement sur la mémoire (absence de tout passé comme état de conscience possible pour l’avenir) et comme relation à autrui. Autrui, devenant le distant et non plus le prochain, devenant le vecteur privilégié du danger. La société devient la dimension d’un soupçon généralisé, et implique une forme de détachement de son processus de représentation. En ce sens, la signification existentielle du danger a son support dans la présence d’autrui, ce dernier étant par sa simple présence mise en péril de soi.
“SIGNALER LES PRÉSENCES SUSPECTES
ET LES ACTIVITÉS INHABITUELLES” (p.41)
“REGARDEZ
conseillés par nos méthodes
ils éviteront
les amitiés stables
les relations étroites
les attachements durables” (p.75)
L’ensemble du texte est l’expression de cette conscience paranoïaque qui pour affronter sa peur doit composer avec précision, mécaniquement son existence comme celle d’un État d’Urgence Permanent.
Ce qui redouble cette expression, c’est le discours du conditionnement qui alterne avec les énonciations de la conscience sous la forme du nous communautaire. Le nous est conditionné par un sujet dépersonnalisé, total, qui conditionne la conscience. Cela commence dès les premières pages par un ensemble d’exercices que doit effectuer cette conscience communautaire. Ce qui caractérise ce conditionnement, c’est son intervention sur la possibilité de représentation de la conscience : elle prône l’effacement de l’image traumatique, une certaine forme de dissolution de la mémoire. Ainsi, d’une manière récurrente, comme un sampling progressif et remixé à chaque séquence [marquée comme des semaines dans le texte], revient cet impératif : “ne formez pas d’image”. Phrase qui traverse l’ensemble du livre, et qui conditionne cet autre impératif : “ESSAYEZ DE DÉFINIR MENTALEMENT UN ESPACE PROPRE D’INTIMITÉ” (p.14).
D’espace propre d’intimité, il y en aura de possible pour la conscience en zone de combat qu’à travers les directives de cette voix impersonnelle qui se donne comme le vecteur plastique de la reconfiguration de la conscience.
Zone de combat se présente ainsi comme la fiction d’un communauté qui se forme pour résister à un état du monde, communauté secrète qui se réunit invisiblement et qui a pour vocation de retrouver son corps. C’est ici qu’il y a un écho à Fight Club. Dans ce récit de Chuck Palahniuk , adapté au cinéma par David Fincher, la communauté invisible se construit autour du combat et de la douleur. Dans un monde où l’individu est décorporisé, où la conscience a perdu sa possibilité d’expression propre, la douleur devient le vecteur privilégié de la reconquête sensible de soi et d’une expression autonome de la conscience. Dans le récit de Hugues Jallon, de même la douleur va être un des vecteurs de la réappropriation de soi. Non pas celle liée au combat, mais celle liée à une sorte de free running.
“depuis que nous les avons rejoints, il se passe quelque chose en nous, nous ressentons les effets d’une mutation lente mais irréversible. C’est merveilleux nos organes acquièrent une résistance peu commune, nous développons les bons réflexes et de très grandes capacités d’adaptation.
"Tous les soirs, maintenant, dès que possible, nous les rejoignons.
Pendant des heures entières
nous courons.
En ligne droite. (…)
Nous transpirons
nous nous endurcissons.”(p.121)
Cette fiction d’Hugues Jallon croise dans la description de la formation de cette communauté-nous le Monde Jou d’Eric Arlix. Eric Arlix, dans son livre mettait en oeuvre une nouvelle forme de communauté le JOU (“Contraction de Je et Nous”), avec un travail littéraire, au niveau de la versification, préfigurant d’une certaine manière Zone de Combat. Même généalogie. Eric Arlix, d’emblée interpellait le lecteur grâce à une forme d’adresse (vous) proposant d’entrée dans la fiction de la communauté JOU, en oeuvre dans son livre. Et ceci selon l’exigence d’une secrète ludicité, “comme schème de survie au milieu des fictions”, les fictions étant le résultat du comme si du monde contemporain à l’époque du capitalisme phase IV.
Chez l’un et chez l’autre ce qui est véhiculé, c’est l’exigence du retrait des individus, devant invisiblement se constituer, et donc socialement n’être qu’une apparence, une fiction en milieu collectif, en milieu homologué (“JOU sommes invisibles. / des fictions couvrent nos activités”).
Toutefois, les deux livre ne transportent pas la même tonalité. Le monde JOU d’Éric Arlix, dans une certaine forme labyrinthique de sa constitution, ne se présentait pas véritablement comme un récit, mais plutôt comme une fiction théorico-esthétique de la pensée JOU. Oeuvre jubilatoire et ludique, emplie de faux semblant, de clins d’oeil, jouant avec la lecture du lecteur. Zone de combat, fiction de part en part, plus abordable dans son schéma linéaire, est un livre qui porte en lui une forme de gravité, celle d’une conscience contemporaine faisant face à l’angoisse de ses propres représentations.