À l’Œil nu, c’était le nom d’un sex-show… À l’œil nu du lecteur-voyeur s’offre ce peep-show particulier… Et comme "le monde s’est ouvert par le cul", au travail, hypocrite lecteur, mon frère ! [La chronique ci-dessous de Jean-Paul Gavard-Perret a été publiée initialement sur le site de Pierre Le Pillouër, Sitaudis]
Alice Roland, À l’Œil nu, P.O.L, octobre 2014, 368 pages, 17,90 €, ISBN : 978-2-8180-2079-1.
Alice Roland reste une polymorphe lucide en abordant celles qu’on nomme travailleuses du sexe et leurs clients. Faisant dans le détail et moins dans l’angoisse que dans la joie, elle arpente des réalités qui, pour certains, sont des paradis terrestres, et d’autres des bouges infâmes. L’ensemble permet des métamorphoses, sinon anthropologiques, du moins des idées reçues. Les narratrices évoquent comment se pompe la chaleur humaine dans leur, s entrailles et leur viscosité hors mesures. Jamais vulgaires ou platement obscènes, les évocations plurivoques possèdent des articulations parfois mathématiquement impossibles, ce qui ne les empêche pas de fêter la joie du bikini ou du porte-jarretelle.
L’auteure, aux mutilations complices, aux traces d’ADN étrangères préfère proposer des positions (de principe) pouvant heurter la sensibilité. Le voyeur (lecteur ou client) n’est jamais au bout de ses surprises. Les choix que le vulgum pecum estime catastrophiques se révèlent des opportunités. Soudain les évocations parfois drôles et toujours impertinentes traversent les corps en rafales. Ils deviennent des projectiles. Ils se localisent allusivement vers les seins, le sexe ou le rire. Il s’agit déjà de la référence absolue. Le déclencher passe justement par l’incartade. La hauteur dite d’homme est tout simplement indexée à la nudité (de ce rire).
Alice Roland fait des travailleuses du sexe des stars d’un genre inédit, sauvées (in extremis ?) car elles ne sont plus muettes. Elles deviennent les narratrices sans chercher une reconnaissance littéraire. Mais pour l’auteure comme pour elles, le moment est toujours mal choisi de bâcler le travail. Quoique pressées, elles savent elles aussi jouir – mais de l’aube ou du crépuscule. Dans le livre, l’espace compris entre la vie et la mort est intérieur, il se retourne comme un gant. C’est une histoire d’os en quelque sorte. L’ensemble des signes manifestes de l‘existence ne fait que renforcer sa propriété réversible. Les fragments du livre, son « Grand Guignol », permettent d’entendre des bruits de craquements de miroirs, des sons de bubble-gum, de fermetures Eclair, de salive qu’on échange. L’espérance de la petite mort peut assurément renvoyer le scintillement du sens dans les extensions de la vie. Alice Roland illustre comment se répète indéfiniment l’opération loin de la société de l’industrie du luxe pour certains et de la pauvreté morale pour la plupart. Vampire du libéralisme, grande joie des amateurs, qu’importe. Alice Roland ose un détournement. Elle évite scrupuleusement de fixer les images admises. Donnant la parole aux muettes elle crée un langage autre, foudroyant, parfait à l’allumage du désir dans des libidos à tiroirs et doubles fonds. C’est une expansion sophistiquée et semi-clandestine loin d’exactions platement machistes.
L’auteure cultive une beauté étrange, ni par excès ni par défaut. Cette pratique révèle des archétypes de type volontairement « déceptifs ». Cette méthode et son discours comportent une légère perversion inaperçue qui en fait tout le charme. Une conquête à peine démêlée, une autre embrouille se dessinent pour venir à bout du corps. Alice Roland demeure une solitaire qui fabrique des êtres forcément doubles et ambigus. Rôdent des monstres embryonnaires aux beautés paradoxales. Pour calfeutrer leur pubis le dos de ses égéries offre parfois une colonne d’air aux fantasmes. La féminité qui était jusque là dans les nattes part dans les colonnes vertébrales. Il y a là un certain suivi physique, sauf qu’on ne tresse pas les colonnes vertébrales et qu’il n’y existe pas de hernie capillaire.