À l’occasion de la rencontre de ce soir au Bateau Livre (Lille), animée par Jacques-Henri Michot, retour plus approfondi sur le dernier roman de Leslie Kaplan.
Leslie Kaplan, Mathias et la Révolution, P.O.L, 2016, 256 pages, 16,90 €, ISBN : 978-2-8180-3722-5.
Présentation éditoriale
Mathias et la Révolution est le récit d’une journée prérévolutionnaire aujourd’hui à Paris. Mathias traverse la ville, il a un rendez-vous important, il fait des rencontres, il pense à la Révolution, il en parle. Dans le livre tout le monde pense à la Révolution, en parle. Et il y a des émeutes, pour des raisons précises, un accident dans un hôpital de banlieue où il y a eu un mort. Il faut être clair par rapport au mot "révolution". Dans le titre, ce n’est pas par hasard, s’il y a une majuscule. Il s’agit de la Révolution française. Leslie Kaplan l’a prise comme point d’appui pour parler d’aujourd’hui. Si Mathias et la Révolution s’appuie sur l’Histoire, si c’est un livre où l’on se réfère à la Révolution, les personnages, les situations sont d’aujourd’hui. Aujourd’hui, l’idée de révolution vise un nouveau changement du cadre de pensée : s’extirper du capitalisme néolibéral. Il y a une remise en cause des fondements mêmes de la société pour essayer d’aller vers un système qui prenne en compte le collectif et le commun, sans tomber dans des choses qui ont existé et dont plus personne ne veut entendre parler – à raison – comme le communisme d’Etat. "On ne peut plus continuer comme ça, on veut autre chose !", est dans l’air. On est dans une période qui cherche. Personne dans le livre n’est un révolutionnaire professionnel. Mais chacun essaie de faire des choses différentes, d’agir différemment, chacun dans son domaine propre, bien qu’il n’ait pas d’indications sur comment faire. Et le fait que la Révolution française a existé dit que c’est possible de changer l’état des choses, de faire bouger la façon de penser des gens. C’est un roman polyphonique, il y a toutes sortes de personnages, avec des points de vue différents, parfois opposés, et il y a beaucoup de dialogues et de questions, la propriété privée, le marché, vendre et se vendre, le poids du passé colonial, le racisme, la culture, le conformisme, la violence… et un désir général de liberté, d’égalité, le refus des inégalités, des idéologies de la supériorité. C’est un roman "d’idées" qui montre comment on vit concrètement dans sa vie les idées aujourd’hui, un roman politique, qui interroge comment vivre ensemble ici et maintenant, et dans le moment actuel qui est souvent un moment déprimé et cynique c’est un livre qui met au contraire l’accent sur le désir de mouvement, de changement, sur la joie de ce désir, et qui dit qu’un autre point de vue est possible.
Note de lecture /Fabrice Thumerel/
"la question n’est pas pourquoi des émeutes,
mais plutôt pourquoi pas d’émeutes" (p. 150).
"le conformisme aujourd’hui c’est quoi ?
– C’est penser comme on achète" (p. 212).
Dans notre monde marchand immondialisé, que reste-t-il des Lumières ? quelle place pour la Révolution ?
Il "essayait d’expliquer à un jeune homme pâle et tendu assis à côté de lui l’importance des Lumières, du Progrès, des droits de l’homme, mais le jeune homme s’énervait, disait que tout ça était vieux, vétuste, ringard, ancien, inutile, inefficace, la compétitivité, voilà le problème, […] vous êtes idéaliste, la France doit retrouver sa place sa situation, son rang…" (71). La Liberté ? C’est la sécurité ("La sécurité de qui ? La sécurité pour qui ? Ce qu’ils veulent c’est vendre des médicaments, voilà tout" – 183). L’Égalité ? Dans l’austérité et le conformisme. La Fraternité ? Dans l’individualisme et le consumérisme. Comment lutter alors ?
"Lutter. Quel mot. Rien qu’à le dire on sentait un malaise, que quelque chose n’allait pas, ne collait pas.
S’adapter, innover, réussir. Voilà des mots utiles, des mots pleins, des mots intelligents, qui indiquaient un mouvement vers le haut. Des mots qui avaient un sens.
Comme le mot loser. Le mot loser, on voyait bien ce qu’il voulait dire, on voyait bien ce que c’était, un loser, un incapable, un déchet social qui n’avait aucune raison d’être" (248-249).
Faut-il pour autant désespérer ? L’humour n’est pas absent : au moment même où André décrète qu’il ne croit plus aux Lumières, Mathias retrouve sa lampe…
Ce roman polyphonique écrit par l’auteure de L’Excès-l’usine et du Psychanalyste prend la forme d’un parcours historico-géopolitique où sont examinées les relations entre révolutions scientifiques et Révolution française, entre Révolution française et mai 68 ("Soyez réalistes, demandez l’impossible")… La part dramatique y est privilégié : des nombreux dialogues émanent des réflexions et interrogations sur la Révolution française et son héritage, le rôle des femmes, le bonheur, le vide du ciel contemporain en Occident, les choses, l’obsession sécuritaire… Par exemple, quelques questions : dans nos sociétés démocratiques, a-t-on le droit au bonheur ? « Dire "tu" à tout le monde, c’est une revendication ? Un désir ? / Est-ce que ça ne nous semble pas étrange, ce désir d’égalité ? » "Est-ce qu’on naît bête ?"… Ajoutons une méditation : "Les choses. / Elles me narguent. / Elles me disent, Tu crois que tu existes ? Tu n’existes pas. / Tu veux exister ? Tu existes si tu m’achètes. Tu n’existes que si tu m’achètes" (p. 156). A la fin, nous avons même en prime la révélation d’un déclinologue ridicule : foutue par terre, la France… Non par la faute à Voltaire, mais à Marat, juif de son état…
Pour salutaire que soit ce roman politique en un temps d’identitarisme et d’anti-Lumières, le lecteur n’en reste pas moins sur sa faim – trop d’attentes sans doute sur un tel sujet…