Voici de quoi attendre la reprise de fin avril : Jean-Claude PINSON, Poéthique (Champ Vallon) ; Frank SMITH, États de faits (éditions de l’Attente) et Gaza, d’ici-là (Al dante) ; Jérôme BERTIN, Pute (Al dante).
► Jean-Claude Pinson, Poéthique. Une autothéorie, Champ Vallon, avril 2013, 336 pages, 25, ISBN : 978-2-87673-880-5.
La parution d’un livre de Jean-Claude Pinson est toujours un événement, dans l’exacte mesure où c’est le genre de lecture qui vous rend raisonnablement optimiste, tout en vous invitant à un parcours méditatif et culturel de haut vol. C’est encore plus le cas avec cette somme qui regroupe un entretien avec Aymen Acen et 34 articles publiés en divers lieux (dont Libr-critique : "Poésie et vérité", "Un poète à l’âge du capitalisme culturel" (Michel Deguy) et "Prigent pour devenir"), le tout précédé d’une introduction de six pages dont le titre est emprunté à Hölderlin : "Habiter en poète".
Dans une société de consommation ô combien moche (cf. Habiter la couleur, ed. Cécile Defaut, 2011), oui, habitons nos vies en poète pour les réenchanter, et par là même passer du statut de simples consommateurs à celui de sujets actifs : l’âge du prolétariat ayant cédé la place à celui du poétariat, contre l’homo œconomicus, il est temps de faire advenir l’homo artisticus. Et d’entériner la mutation de cette notion-clé que constituait jusqu’à présent celle d’avant-garde : "Du coup, nous sommes entrés dans une configuration de plus en plus mouvante et pluridirectionnelle où les avant-gardes (ou ce qui en tient lieu) prolifèrent à l’état moléculaire. De plus en plus nomade et multiforme, l’innovation (artistique, littéraire) est désormais disséminée partout" (p. 47). Au reste, si l’on peut très bien ne pas partager avec le même enthousiasme l’attrait de l’auteur pour certains écrivains (Bergounioux, Bonnefoy, Bouquet, Forest…), faisons néanmoins nôtre ce jugement complémentaire sur l’état du champ actuel : "C’est dans la poésie qu’est aujourd’hui […] le noyau productif de la littérature" (126). Mais aussi cette défense de Paul Nizan : "Nizan pour ne pas s’endormir. Pour garder, en littérature et dans la vie, le sens quand même de la colère […]. Nizan pour ne pas perdre de vue la réalité de la lutte des classes (quelque changées qu’en soient les données)" (175).
► Frank Smith, États de faits, éditions de l’Attente, printemps 2013, 88 pages, 9,50 €, ISBN : 978-2-36242-035-1 / Gaza, d’ici-là, Al dante, avril 2013, 176 pages, 17 €, ISBN : 978-2-84761-793-1.
Se situant en droite ligne des objectivistes américains, Frank Smith nous livre des récitatifs dont l’intensité dramatique est dénuée de tout pathos. Si l’on veut évoquer son style, c’est bien au sens étymologique qu’il faut renvoyer : découpes et épures, coupures et épures…
"Les événements se seraient-ils vraiment déroulés ainsi ?"
États de faits, qui a pour cadre le printemps arabe dans sa déclinaison lybienne – à savoir, la guerre civile déclenchée le 15 février 2011 par l’arrestation d’un militant des droits de l’homme à Benghazi – est un Agencement Répétitif Neutralisant (ARN) dans lequel la dissémination de la parole, du pouvoir comme du peuple prend la forme d’un "On" : qui parle ? qui agit ? d’où vient l’information ? où est le pouvoir ? où est le droit ? – On dit, On voit, On fait… "On discerne mal les amis des ennemis", "On est le peuple", "On manipule les armes comme on manipule un jeu vidéo", "On laisse le destin gouverner"…
"First, there is the need ; then, the way, the name, the formula" (Charles Reznikoff, exergue à Gaza, d’ici-là).
Du champ pratique – celui des opérations militaires à Gaza et de leurs conséquences (soit, du 27 décembre 2008 au 6 juillet 2009, l’ "Opération Plomb durci" et ses suites administratives et sociopsychologiques) – au champ poétique, tel est le parcours du second livre que publie Frank Smith : retraitant comme matériau poétique un document officiel de l’ONU, Gaza, d’ici-là est un "document poétique" au sens où l’entend Franck Leibovici (redécoupage modélisé, reconfiguration des représentations dominantes). Faits, chiffres, dits et témoignages, à la forme affirmative ou interrogative, sont évoqués à l’état brut, s’imposant à nous dans toute leur horreur – et l’horreur commence avec la désubjectivation du "On"…
► Jérôme Bertin, Pute, Al dante, avril 2013, 72 pages, 10 €, ISBN : 978-2-84761-794-8.
"Le cauchemar est dans le réel aujourd’hui" (p. 68).
Présentation éditoriale. Fable contemporaine… Un marginal, zonard solitaire, tombe amoureux fou d’une prostituée – d’un amour exclusif, pur, sans tache. Mais la pute ne se rend compte de rien. Un jour, l’amoureux voit la femme partir avec un client. Il les suit. Et il voit ce client, infâme, vouloir forcer la prostituée à des pratiques qu’elle refuse. Chevaleresque, il s’interpose… et tue le gros bourgeois d’un coup de canif. Il apprendra plus tard qu’il vient d’assassiner… un député. La prostituée hurle, appelle à l’aide, il est effrayé, veut qu’elle se taise… et, par inadvertance, la tue également. S’en suit son arrestation, et la farce tragique de la «justice» à l’œuvre…
Premières impressions. Dans un style à fleur de mots avec dérapages – sémantiques et phonétiques – contrôlés, Jérôme Bertin évoque la "condition humerde" comme son "chemin de proie" : "L’humanité est un film gore en odorama"… Il faut lire ce récit pour décaper son regard sur notre monde cauchemardesque : "L’homme c’est le monstre. La machine à détruire. La machienne"… Il faut lire ce récit, car Jérôme Bertin, c’est plus que jamais une voix qui compte.