En ce jour d’inauguration du colloque Prévert qui se tient à l’université d’Artois, voici en avant-première la présentation d’un travail qui devrait compter une vingtaine de pages dans le volume à paraître l’hiver prochain.
La première partie de mon titre, qui fait écho à celui du colloque, est on ne peut plus paradoxal : celui qui à l’école républicaine préfère « l’école foraine » (« Enfance », II, 220) et les cancres aux « cancres de la vie » (II, 272) ne peut que nous conduire sur des chemins de traverse et nous pousser à lire/écrire dans les marges… L’école, nous confie-t-il dans « Enfance », « c’est pas terrible » : « on est assis toute la journée, on n’a pas le droit de bouger, on guette les heures et on les écoute sonner » (II, 246). Au reste, dans « Vulgaires » (II, 332-33), Prévert prend soin d’esquisser son antiportrait :
« Il a jeté son encre
aux îles Atoulu
aux îles Atouvu
aux îles Atousu
aux îles Atouvoulu
Et terminé ses jours
aux îles Napavécu ».
Mais sans doute ce petit Poucet sans Muse s’amuse-t-il tout autant à nous laisser entrevoir son propre microcosme au travers de celui du peintre Calder : « Tout ce petit monde est stabile autant que mobile et sa charmante et cruelle désinvolture, c’est sa déraison d’être dans toutes les dimen-sions de ses enfantines vérités » (Fêtes, II, 204).
Le territoire prévertien, on l’imagine comme une vaste cour de récréation où, au beau milieu des rondes et des ritournelles, les chenapans se livrent à un jeu de massacre charmant et cruel, avant de prendre la poudre d’escampette vers la fête foraine et le cirque.
C’est dire à quel point celui qui fait partie des « émigrants de l’enfance / partis bien malgré eux pour les terres promises de la longévité » (Charmes de Londres, I, 503) se réapproprie son patronyme en reconstruisant le pré vert d’une enfance rêvée. Autrement dit, celui qui aux méninges préfère la ménagerie et aux grosses têtes ces grosses bêtes que sont les enfants pour les adultes, n’en faisant qu’à sa tête, suivant en cela son esprit « anime-mots » (II, 931), quitte le monde des « gens raisonnables » pour explorer un devenir-animal particulièrement singulier, puisqu’il n’est autre que son devenir-voyou. Car l’enfant sage recèle toujours un enfant sauvage : refusant le langage de ces « gens raisonnables » qui « ont l’habitude de chercher ″la petite bête″ » (II, 472), il « entre dans l’histoire et comme la bête est merveilleuse, s’entend tout de suite avec elle » ; il a beau habiter « une vraie et confortable maison », « il garde en poche la clef que la merveilleuse bête lui a donnée, la clef du grenier des rêves éveillés » (« Un livre pour enfants », II, 473). Comme cet enfant sage-sauvage, le poète « transforme, en souriant, le langage des images, comme il réforme et reforme les images du langage qu’on lui apprend habituellement, quand elles lui semblent être, et c’est souvent, les images du mensonge » (II, 171). Comme pour cet enfant sage-sauvage, pour Prévert, « la poésie, c’est ce qu’on rêve, ce qu’on imagine, ce qu’on désire et ce qui arrive, souvent. La poésie est partout comme Dieu n’est nulle part. La poésie, c’est un des plus vrais, un des plus utiles surnoms de la vie » (Hebdromadaires, II, 913).
C’est ainsi que Jacques Pervers adopte une posture de mécréant pour (re)vivre sur le mode mineur « l’enfance de l’art » (« Lanterne magique de Picasso », I, 153). La fable des Imaginaires (1970), « Colloques dans un sentier menant à un séminaire de création », est révélatrice de la posture qu’a adoptée Prévert dès son entrée dans le champ. Afin de constituer une antithèse homophonique qui rappelle la première (croyant/incroyant), il forge deux néologismes : au « créant » (celui qui crée) il oppose le « mécréant » (celui qui mécrée, pour ne pas dire mécrit) : fuyant l’espace des luttes pour la reconnaissance (« cours de création »), il rejoint « la cour de récréation », là où les mots, ces « enfants du vocabulaire », « se réinventent et se travestissent », voire « éclatent de rire »… Rejetant les normes en vigueur, il fait prévaloir le jeu sur le jeu social : « Contre les maîtres mots, les mots tabous, c’est le tam-tam des mots-mots ». En marge du champ littéraire, il s’ouvre la voie en se mettant hors jeu : « Comme le chemin des Ecoliers, toutes les rues et les ruelles les plus malfamées mènent ailleurs » (II, 165-167)…
► N.B. : Toutes les références renvoient aux deux volumes des Œuvres complètes, parus chez Gallimard dans la collection "La Pléiade", édition de Danièle et Arnaud Laster : t. I, 1992 ; t. II, 1996.