Patrick Marot dir., Julien Gracq, vol. 6, Les Tensions de l’écriture. Adieu au romanesque [p]ersistance de la fiction, Lettres Modernes Minard, coll. "La Revue des lettres modernes", Caen, 2008, 265 pages, 24 €, ISBN : 978-2-256-91131-6.
Déborah Heissler a tenu à revenir en détail sur le sixième volume que "La Revue des Lettres Minard" a consacré à Julien Gracq (1910-2007) : façon de faire le point sur les diverses manières de critiquer qui se sont exercées sur l’œuvre exigeante de l’écrivain et critique.
Si l’on consulte les Actes du Colloque international d’Angers (Bibliothèque Universitaire d’Angers, 1981), on constate que c’est sans aucun doute lui, le problème de l’imaginaire, qui rassemble le plus grand nombre de travaux : "Il n’en est guère, dans toute la bibliographie gracquienne, qui n’en procède ou n’y vienne à un degré ou à un autre" (Michel Guiomard, "Rêverie et Imagination chez Julien Gracq et Gaston Bachelard : Eléments d’un parallèle, d’une convergence ou d’une opposition", ibid., p. 52-83). Un bon nombre de travaux portent ainsi sur l’imagination élémentaire de Julien Gracq et les images fondamentales qui la constituent (confrontation des œuvres de Gracq et de Bachelard par exemple, qui vise à saisir "au-delà les principes d’une étude bachelardienne, les démarches de la rêverie gracquienne et les symptômes d’une imagination […] reflétant les idées du philosophe") ou bien il est possible de relever également de nombreuses études, souvent thématiques, sur l’expression de la symbolique élémentaire dans son rapport au minéral, au végétal (Yves Fontenac, "Les Rapports du minéral et du végétal dans l’œuvre romancée de Julien Gracq", ibid., p. 105-110), à l’eau (Laurence Rousseau, "Le thème de l’eau dans Le Rivage des Syrtes", ibid., p. 345-355), etc. ; Georges Cesbron précise par ailleurs : "C’est peut-être dans les travaux sur la stylistique de l’image que la description linguistique rencontre le plus volontiers l’œuvre de Gracq, y explorant des virtualités qui l’enracinent dans le vécu, incluant la technique dans le contenu, l’image dans l’imaginaire" ("Vers un état présent des études gracquiennes", p. 448). Sur un autre plan, celui de l’intertextualité, de nombreux autres travaux ont cherché à aborder depuis cette date la référence biblique, sa forte charge symbolique dans l’emploi récurrent de noms propres, ou toponymes par l’écrivain. C’est aussi sur ce plan, celui des intertextes et de la présence littéraire dans les textes de Gracq, qu’il faudrait placer une première étude de la Série Julien Gracq, numéro 5. Les communications plus spécifiquement consacrées aux poèmes en prose par exemple ou aux frontières de la taxinomie critique dans la production narrative, voire poétique, de Julien Gracq sont, quant à elles, moins nombreuses. Si ce n’est peut-être cette interrogation de Ruth Amossy qui, dès 1981, alors que Gracq n’a pas encore rédigé La Forme d’une ville, se demande déjà quel "dynamisme différent sur un même fond de motifs et d’images, lance une œuvre sur la voie de la narration et en enroule une autre autour d’une incantation lyrique" (Ruth AMOSSY, "Prose pour l’étrangère, du récit poétique au poème en prose", in Julien Gracq 2, La Revue des Lettres Modernes, Caen, 1994, p. 128).
L’étude dont il est question ici, s’inscrit dans une interrogation qui entend renouveler l’approche critique de ce que Patrick Marot qualifie être, dans un premier temps, des "glissements", "échanges" ou "tensions" régissant les pratiques fictionnelle ou discursive dans le dispositif d’écriture gracquien, "soit en l’illustrant selon l’économie interne d’une ou deux œuvres prises comme repères privilégiés, soit en envisageant les frontières intérieures [pour en dégager] les traits communs (thématiques, poétiques) […]" (Patrick MAROT, in "Flottement d’état-civil", Julien Gracq 6, les tensions de l’écriture adieu au romanesque [,] persistance de la fiction, La Revue des Lettres Modernes, Caen, 2008, p.7).
Sept chercheurs vont ainsi s’atteler à la tâche. Michèle Monballin, tout d’abord, se propose d’analyser le motif critique de l’"enceinte fermée" (p. 11-26) dans les recueils de fragments (Lettrines et Carnets du grand chemin notamment) pour le mettre en parallèle avec la multiplication des paysages et de leur évocation. En ressort une propension de l’écriture gracquienne à "déplacer l’objet décrit dans la dérive du comme et du comme si" qui loin de se "pulvériser dans la comparaison" (p. 17) suscite les associations susceptibles de redéfinir les configurations de l’imaginaire. Michèle Monballin relève à partir de là une deuxième constante stylistique : l’emploi, par alternance, de la première personne du singulier et de la troisième, du je et du on, qui souligne ou atténue l’expression de la subjectivité dans les "effets de paysages, qui semblent s’imposer comme d’évidence". C’est enfin l’attention consacrée à l’écriture de la clausule qui selon Michèle Monballin exclut l’esquisse simplement ou l’inachèvement dans l’évocation par fragments des paysages. Aucun flottement, mais bien une "composition" ou un "tableau" qui se termine sur la présence d’une référence littéraire (Montherlant, le Quichotte, Claudel…), contribuant à unifier "chacun des fragments et à les mettre en écho" (p. 20).
Dans "Sinuosité, tensions et accidents de parcours dans les chemins de Lettrines" (p. 27-50), Béatrice Damamme-Gilbert, quant à elle, circonscrit son étude à l’analyse du motif, constitutif chez Gracq, du chemin. C’est une composante majeure de son imaginaire nous explique-t-elle qui tient, comme chacun sait, à sa vocation de géographe, mais également détermine tout le "travail créatif" de l’écrivain. Motif de désir, image motrice, le chemin inscrit la création dans la variation ou bien même la versatilité sur le plan générique. Béatrice Damamme-Gilbert, considère ce motif dans ce qu’elle appelle la "flexibilité" d’un regroupement : alors que le premier volume des Lettrines intègre cette variété, les Lettrines 2 distinguent sept catégories au moins de fragments possibles. Une constante cependant : cette écriture mémorielle développe les ramifications, les dérives génériques du narratif au discursif et les tensions sémantiques portées par les mots et les images touchant à la sphère biographique à l’arrière-plan du texte. Au motif de la route se superpose l’idée d’un "parcours biographique", accidenté, souterrain, fragmental, qui au travers du cheminement, d’une lecture ou d’une interprétation possible de l’œuvre, importe peut-être plus que l’arrivée elle-même, énigme en soi.
Sylvie Vignes-Mottet s’intéresse également au motif du cheminement chez Gracq, qu’elle envisage d’emblée dans l’intitulé de son étude, dans le prolongement de "géographies imaginaires" (formule empruntée à Pierre Jourde) où aborder une possible "mythologie routière" (p. 51-72). L’ancrage là aussi, n’est pas simplement littéraire mais également biographique : en 1955 Julien Gracq fait l’acquisition d’une voiture et "contracte" de nouvelles habitudes de voyage. De manière plus large, il s’agit dans cette étude d’analyser quels sont les signes chez Gracq d’un "adieu au roman" (abandon de l’intrigue romanesque ou de la contrainte du dialogue par exemple…).
Bruno Tritstans, dans "Cartographies et broderies – parcours croisés (Malaurie à Gracq Mialon)" (p. 73-92), se préoccupe essentiellement des articles de géographie publiés par Gracq dans les années trente et quarante (que viennent clôturer Les Carnets du grand chemin ainsi que les Entretiens). Il les confronte à la démarche du géographe Jean Malaurie (lui-même héritier du géographe Emmanuel de Martonne "éminemment structurale et cartographique") à laquelle on pourrait opposer la démarche plus souple du flâneur, qui se révélera être, plus tard, celle de l’écrivain Gracq.
Dans "Statuts et fonctions de la référence épique chez Julien Gracq" (p. 93-136), Cédric Chauvin étudie le rapport aux Antiquités grecque et romaine chez Gracq, en commençant par évoquer une conférence datée de 1960 et intitulée "Pourquoi la littérature respire mal". Celle-ci définit clairement sa position s’agissant des Classiques français également ; s’il ne les passe pas sous silence, il leur préfère très nettement certains modernes, tels que Stendhal, Poe ou Wagner notamment. A partir de là, cette prédilection pour le champ contemporain, Cédric Chauvin en vient à considérer deux exceptions : la traduction du Penthésilée et le Rivage des Syrtes. Lorsqu’il traite de la référence épique, il avance en fait l’hypothèse d’un "imaginaire du genre" chez Gracq et s’intéresse d’abord aux occurrences du nom de genre dans En lisant en écrivant (l’"épopée" d’une part et l’"épique" d’autre part qui selon lui déterminent deux corpus de textes différents : « l’"épique", et les caractérisations associées que sont la légende et le mythe "ouvert" [qui] recouvriraient de manière privilégiée le domaine arthurien manifestement cher à Gracq [… et par ailleurs] l’épopée et la saga comme genres littéraires figés ». Il relève également cette spécificité de l’épique en générale, "tendue entre ce qui est le plus littéraire et ce qui l’est le moins". Adrien Gür, dans "Julien Gracq Off Limits" (p. 137-190), s’intéresse quant à lui à la dimension plus spécifiquement temporelle et "composite" de la production littéraire de Gracq, "la situ[ant] dans une sorte de no man’s land non daté" qui sous-tend d’emblée une complexité d’approche sur le plan méthodologique. Sur le plan de l’énonciation, cette spécificité se traduit par une "altération des lieux et des cadres d’existence". Sur le plan de la narration, la réminiscence, par exemple, sert la diversion des événements relatés et induit le rendez-vous manqué (dans La Presqu’île) ou bien l’évocation d’une Rome fantomatique (dans Autour des sept collines) : « objet d’un rendez-vous impossible, la "science-fiction" est ici à elle seule l’expression ponctuelle d’une fiction » (p. 155), explique à ce propos Adrien Gür. En marge "des genres littéraires les mieux établis", c’est au final, dans toute cette production littéraire, la "force d’évocation" des Eaux Etroites que souligne Adrien Gür dans sa propension à "charrier les images et les alluvions littéraires" (p. 189) qui jalonnent le parcours de notre lecture de son œuvre.
Patrick Marot clôture cette livraison dans « "Fines Transcendam » de la transgression à la frontière dans l’œuvre de Gracq » (p. 191-240) où il analyse l’exploitation de la "limite" et du "franchissement" qu’il place au cœur non seulement de la thématique gracquienne, mais également sur les plans générique (l’abandon du romanesque), intertextuel (l’abandon du mythe) et narratologique (l’abandon de la fiction narrative). Il choisit notamment d’aborder la production littéraire de Gracq en évaluant l’équilibre possible d’un engagement dans le monde d’une part et d’un engagement dans la littérature d’autre part, qui reste selon lui "celui de Chateaubriand ou Jünger, [et] idéalement celui de Breton".
Dans une étude annexe "Julien Gracq et sa contribution aux périodiques" (p. 241-264), Atsuko Nagaï apporte des éléments de réflexions à la fois chronologiques et sociologiques sur les rapports qu’entretient Julien Gracq avec la publication en revue en règle générale (écrits sur des écrivains et des artistes mais aussi enquêtes et interviews par exemples). Il souligne le fait que ce type de publication reste ponctuel et limité, relevant en définitive une sympathie affirmée à l’égard de Breton et du Surréalisme dans ces écrits.
Appréciable à tous points de vue, c’est bien l’interrogation de la discontinuité tant formelle que temporelle ou bien même générique et narrative, dans cette 6ème livraison Gracq, qui parvient à nous éclairer sur les tensions et détours qui tout à la fois infiltrent et innervent l’écriture et l’œuvre de Gracq – celle des choses vues, des choses lues, vécues, par le géographe, l’écrivain, l’Homme –, nous amenant à mieux comprendre le choix délibéré, chez lui, du fragment, de la réminiscence, et peut-être également celui de la flânerie littéraire.
© Le bandeau de cet article a été réalisé à partir d’une photo prise par Julien Gracq – et conservée à la Bibliothèque Universitaire d’Angers.