Christian Prigent vient de recevoir le Prix de l’Académie Charles Cros pour l’enregistrement de cinq lectures tirées de Voilà les sexes (1981) et titrées Naufrage du litanic. À cette occasion, nous tenons également à rendre hommage au travail de l’éditeur et à saluer la collection "sonore". Et, dans le même temps que vous allez (re)découvrir ce tonique CD-audio, nous vous proposons de (re)lire l’essentiel de la chronique publiée le 2 décembre dernier.
Christian Prigent, Naufrage du litanic, Le Bleu du ciel, 2008, 1 CD-audio 40 mn, livret 24 pages, 12 euros, ISBN : 978-2-915232-54-7.
" L’ŒIL qui lit n’entend rien de ce que boxe la voix au sac de sons. L’OREILLE qui ouit ne voit rien des incidents écrits, des trous faits au bloc gris, du déporté typo. L’écrit n’est pas à l’œil. Pas non plus à l’oreille " (TXT, n° 12, 1980).
Des nouvelles du front avant-gardiste
Ceux qui aiment le témoignage d’époque retrouveront avec plaisir le mot d’ordre des années 68 et post-68 : "Orgasme !", ainsi que des échos socioculturels dominés par l’ambiance avant-gardiste :
"Du côté des mecques, on s’envoie du su, on s’pingue-ponche les liguides sexcitringles et les thèses à porteurs. Maoristoteles, Lénignifiant, le petit Marxou, et ses œufants fous. […] Les filles se davidamiltonnent et la miousique doulce passe sur le pornographe. […] Gueleuze et Daktari et Tarzan et Müller et Zartan et Tarzoon et Cartoons et Disney and Happy […] et farce et merde (bis) et merde et farce et marde et ferce et fesse et messe et freud et marx et les nines et les ons et face de merde et merde en pile et parx et preud et prout et trouc (ter)" (p. 5-6).
Mais, ludique et/ou grotesquement-ironiquement critique, cet ancrage contextuel ne peut se concevoir sans langagement. En témoigne ce commentaire que le poète fait lui-même de ses "litanies de l’orgasme" :
"Il s’agissait de prendre acte du caractère obsessionnel et impératif de l’exigence de la jouissance dans le discours de la libération sexuelle (exigence à mon avis tout aussi normative et totalitaire que l’exigence inverse – celle de la censure puritaine), et de déborder cette injonction ("jouissez!") en ramenant tout, comiquement, à l’unique terme d’orgasme. J’ai donc dressé une sorte de catalogue des idiolectes les plus courants, en les transformant pour les ramener tous au surgissement de l’exigence orgastique et en les lançant dans une sorte de litanie obsessionnelle et catastrophique".
Impossible, donc, de ne pas se référer à l’avant-garde carnavalesque façon TXT, et en particulier à deux textes majeurs de son directeur : "Malaise dans l’élocution" et "La Voix-de-l’écrit". D’où il ressort une conception de la poésie comme jeu entre convention et invention, formalisme et expressionnisme : ni pour l’œil, ni pour l’oreille, la voix-de-l’écrit est cette "trace sonore et rythmique du geste appelé « écriture »" qui, en dehors de toute hypostase du sujet ou du corps, se situe entre un en-deça (langue pulsionnelle) et un au-delà (ludisme formel ou langue classique – laquelle prétend réussir la conjonction du dire et du vouloir-dire). Parce qu’elle constitue l’envers monstrueux de la voix de l’acteur, de l’orateur ou du chanteur, cette voix étrangère – cette voix spéciale, eût dit Jarry – s’oppose au discours socialisé ; parce qu’elle fait sentir la torsion carnavalesque et ressortir la tension entre naturel et artificiel, humain et inhumain, elle se différencie du langage "naturel" comme de la poésie sonore.
Naufrage carnavalesque
Prigent use de deux moyens contradictoires pour placer les cinq textes-partitions ("Chœur des mecs", "Naufrage du litanic", "Naufrage du litanic, numéro deux", "Comment j’ai écrit certains de mes textes" et "Un os") dans la sphère du "théâtre phonique de l’écriture". Le premier consiste à traduire "le malaise du corps en proie aux signes" par une "rétention du débit vocal", une voix rentrée, un phrasé-constipé (début du "Chœur des mecs" et "Un os").
Le second, à dénaturaliser la voix et faire surgir "une langue-de-fond" (TXT, n° 12, p. 9) – le corps obscène de la langue – par un rythme infernal qui, par son effet d’électrochoc, produit un Bigband sonore et lexical. C’est ainsi que, dans les deux "Naufrage du litanic", la pulsion érectile – liée à l’agressivité sadique-anale – fait naufrager la langue conventionnelle à coups de glotte, poussant au crade et à la crase, engendrant un maelström de dérapages et de télescopages, une catastrophe sémanacoustique ; la litanie vient injecter un hic dans la langue normée, court-circuitant les clichés, provoquant un raz-de-signifiés et un tohu-bohu de signifiants, un carnaval de jets et de jeux de mots qui fait chuter de leur piédestal toutes les valeurs sûres de l’époque… Dans "Comment j’ai écrit certains de mes textes", écho au célèbre titre de Raymond Roussel, le poète-naufrageur combine montage cut-upé et tempête carnavalesque : "Pour ce texte, je suis parti d’une série de formules toutes faites ponctionnées dans un placard publicitaire vantant les bienfaits d’une sorte de talisman (la croix Vitafor). Chaque séquence est censée être extraite d’une lettre de remerciement envoyée par un bénéficiaire des vertus de cette croix". Et de la dynamiquer, et de faire "se répondre en écho la séquence initiale et sa transformation burlesque".
Ce vent fraîc’hard continue de souffler sur l’actuel espace chaopoétique.