En plusieurs livraisons, voici une sélection printanière des livres reçus qu’il faut absolument découvrir ou qui offrent divers intérêts… Ce soir : Antoine BOUTE, Brrr ! Polars expérimentaux (Voix éditions) ; RAHARIMANANA, Les Cauchemars du gecko (Vents d’ailleurs) ; Jean-Michel ESPITALLIER, Cent quarante-huit propositions sur la vie & la mort et autres petits traités (Al dante).
Antoine BOUTE, Brrr ! Polars exp�rimentaux
[Voix éditions, coll. "Vents contraires", 2010, 90 pages ; préface de Charles Pennequin, dessins de Thierry Van Hasselt ; 15 €, ISBN : 2-914640-95-1.]
L’édition en volume de ce texte d’abord publié sur Publie.net vient confirmer, si besoin était, à quel point la collection dirigée par Alain Helissen mérite d’être soutenue et poursuivie : originalité du texte d’Antoine Boute et des dessins de Thierry Van Hasselt, qualité du papier et de la mise en page… Des polars expérimentaux, l’auteur nous en livre pour tous les goûts et toutes les occasions : "polar psychopathique", "polar de noël", "polar de Pâques", "polar avec chiens", "polar avec des pelleteuses", "camping polar", "polar de plage", "polar avec des têtards", "polar inerte"… Brrr ! Polar expérimental ? "Un truc super destroy fucking trash punk destroy" (p. 5)… Ce qui est intéressant et doit arriver : des scènes glauques et hyperréalistes… Le poétique est dans l’hyper- : -horrible, -sordide, -marrant… Dans cet univers, spéculer et enculer sont synonymes. "Polar expérimental" est ici le nom donné à toute expérience romanesque branchée. Brrr ! Polars expérimentaux est régi par une double distanciation : d’une part, nous avons affaire à des récits oralisés de récits filmiques ; d’autre part, sont parodiés non pas tant les romans et films policiers que les œuvres autoproclamées "expérimentales". Autrement dit, Brrr ! Polars expérimentaux prend pour cibles le sensationnalisme dispositiviste ou le dispositivisme sensationnaliste – c’est au choix –, toutes les formes dites "expérimentales" qui donnent dans le "mystico-pété" (p. 30), le racolage, la subversion convenue ; ou encore la récupération par le champ commercial des pratiques anciennement subversives.Situations loufoques, recyclage des clichés du microcosme artistique comme de la sphère médiatique ou mise en boucle d’un sabir branché (çabranché) tournent en dérision les pratiques qui pervertissent la notion même d’"expérimentation" (activisme lettriste, (vidéo)performances à coups de "moyens techno-scientifiques"…). Un exemple d’"installation expérimentale" : déposer "le corps complètement charcuté de la victime, sans vêtements et toutes chairs à l’air, dans la carcasse de l’animal" ; laquelle victime "spécule des choses vraiment profondes, vraiment très intéressantes sur le rapport entre la lettre et la viande, mais aussi sur la question du toucher, et sur la question de la nudité, le tout évidemment appréhendé depuis la question du mort-vivant" (26)…
RAHARIMANANA, Les Cauchemars du gecko
[Vents d’ailleurs, 2011, 112 pages ; photos, illustrations et montages en couleur de l’auteur lui-même ; 18 €, ISBN : 978-2-911412-79-0. Mosaïque textuelle mise en scène à Avignon en 2009]
"Ce n’est pas la réalité qui nous isole du monde, mais la fiction sur nous plaquée […]" (p. 8).
"L’actualité n’est qu’un leurre, un appât dont se servent les dominants pour nous faire croire qu’ils ont réponse à nos peurs" (p. 26).
"Etant donné l’état actuel de l’agriculture dans le monde, on sait qu’elle pourrait nourrir 12 milliards d’individus sans difficulté. Pour le dire autrement : tout enfant qui meurt actuellement de faim est, en réalité, assassiné" (Jean Ziegler, cité p. 85).
Après un préambule qui cligne du côté de Za, sous le regard du gecko, le vernis lisse des langues de bois se craquèle pour laisser advenir de subtiles apocalypses. Ecrite depuis Traumaland, cette série de textes courts qui entre en résonance avec des photos et photomontages très suggestifs rejette tous les – ismes (capitalisme, colonialisme, post-colonialisme, humanitarisme), souligne les apories et paradoxes du discours occidental et dénonce l’infernale spirale : tandis que "l’indépendance a arrêté la colonisation", "la mondialisation a arrêté l’indépendance"… Moralité : "Crevez tous pour vos mots en isme et cratie" (88)… Et de retraiter avec une ironie corrosive les clichés occidentaux : "Je coopère / Je collabore / Je me bilatérale / Je me forme, je m’informe, je m’instruis, je rattrape mon retard, je me civilise / Je m’infrastructure moderne, up to date" (90)… La verve carnavalesque de l’écrivain malgache atteint son apogée dans "Tu feras", sorte de prophétie ironique-caustique qui, à coups de calembours et de mots-valises, fustige l’infâme comédie des Occidentaux : "L’hôomme développelé occidenté blanchinordé, / L’hôomme évolué cervelisé scientifriqué, / Athée devant l’Athérnel, / Laïc devant l’aïd et tout autre laïus et coutumes, / Révolutionné, / Syndicalé coulé" (48).
Jean-Michel Espitallier, Cent quarante-huit propositions sur la vie & sur la mort et autres petits traités
[Al dante, 2011, 104 pages, 13 €, ISBN : 978-2-84761-864-8].
Outre que l’auteur vous offre ironiquement la possibilité de calculer "la date de votre mort", avec "Cent quarante-huit propositions sur la vie et la mort" comme avec "Tractatus logo mecanicus", Jean-Michel Espitallier propose de petits exercices de déconstruction qui, non dénués d’humour, permettent de passer au crible de l’esprit critique de nombreux lieux communs ; vous attendent apories, paradoxes, tautologies et diverses drôleries… Quelques exemples : « L’expression "c’est pas une vie" laisse accroire qu’il existerait, quelque part, une sorte d’étalon-vie (auquel on aurait dérogé) » (p. 20) ; « "DANGER DE MORT" est en réalité un énoncé pléonastique « (23) ; « L’expression "venir à la vie" est donc un abus de langage puisque, prise à la lettre, elle sous-entendrait que l’intéressé auquel s’applique cette observation viendrait d’un ailleurs qui ne serait pas la vie » (38)… Au passage, il montre en quoi l’interrogation sur les origines est une aporie puisque enclenchant une démonstration ad aeternum. Quant au Tractatus logo mecanicus, déjà publié en 2006 chez Al dante, placé à l’enseigne de Wittgenstein, il développe jusqu’au vertige des variations sur la pensée et le pensable, allant jusqu’à tenter de briser le cercle réflexif : "La pensée peut aussi se concevoir comme un engin de résistance à la pensée de penser à penser" (62). Un cercle réflexif qui se révèle infernal : « L’énoncé "il est sorti de mes pensées" est trompeur puisque si l’objet de mes pensées était vraiment sorti de mes pensées, je ne pourrais penser qu’il en est sorti » (77)…